Alors que des villes et des régions ont officiellement signé des résolutions contre l’"idéologie LGBT", des Polonais sont bien décidés à s’opposer à cette homophobie ambiante qui gangrène, avec la Hongrie, une partie de l'Europe de l'Est.
Photographie : Pierre Vassal
C’est un village où l’on ne s’arrête pas. Traversé par une bruyante nationale, sans centre-ville, Niedrzwica Duża compte 4 000 habitants réunis autour de quelques commerces et de deux églises. Nous sommes à 25 km de Lublin, la grande ville du sud de la Pologne, zone la plus conservatrice du pays. Ici, le 29 mai 2019, la mairie a signé une résolution contre “l’idéologie LGBT”, sur le même modèle que celles adoptées par une centaine de municipalités, comtés ou régions du pays, dont une grande partie situés autour de Lublin.
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Homophobie d'État
Des déclarations non contraignantes, mais qui suivent la rhétorique homophobe de Droit et Justice (PiS), le parti conservateur du président, Andrzej Duda, au pouvoir depuis 2015. Durant la campagne pour sa réélection en juillet 2020, ce dernier a comparé l’“idéologie LGBT” au bolchévisme et a signé une charte pour en protéger la famille traditionnelle polonaise et, surtout, les enfants, agitant – comme c’est original – un prétendu risque de sexualisation des plus jeunes à l’école.
"J’ai grandi pendant la période communiste, où l’on était coupé du monde extérieur, et durant laquelle c’était comme si l’homosexualité n’existait pas."
Kazimierz Strzelec, 60 ans, est tombé à la renverse quand il a appris que son village, où il a passé toute sa vie, avait fait passer cette résolution. Ce mécanicien aux épaules carrées et au regard clair s’est senti personnellement attaqué : “Je n’ai jamais eu une contravention ni demandé une allocation, et j’étais bénévole pour les bonnes œuvres locales. Alors m’entendre dire que ma présence va détruire la famille, ça me rend triste.” Gay en Pologne : Kazimierz n’a pas eu une vie facile. “J’ai grandi pendant la période communiste, où l’on était coupé du monde extérieur, et durant laquelle c’était comme si l’homosexualité n’existait pas. Jeune, je vivais dans un placard fermé avec 200 chaînes, 300 cadenas, et coulé dans du béton ! Mais je n’en avais pas conscience”, dit-il en souriant.
Il se souvient alors avec émotion de son premier amour, rencontré à l’âge de 24 ans lors de son service militaire. Ce soldat le trouble, et naît entre eux une amitié ambiguë qui se termina par un baiser, furtif, échangé dans une gare. Kazimierz n’a jamais revu son légionnaire. “C’est une histoire très romantique et très triste. Aujourd’hui encore, j’ai le goût de ce baiser sur les lèvres”, confie-t-il.
"Cela reste tabou avec une partie de ma famille, un peu comme ce qui se passait avant dans l'armée américaine : 'Don't ask, don't tell.'"
En 2008, à la faveur d’un voyage en Allemagne, alors qu’il est déjà quinquagénaire, il découvre avec surprise un pays plus ouvert, où l’homosexualité peut se vivre au grand jour. Il n’est alors plus question pour lui de se mentir, et Kazimierz, qui décide de s’assumer, entame une première vraie relation. À l’époque, l’amour l’aide à faire, prudemment, son coming out, notamment auprès de sa famille et de ses collègues de travail, qui, peu à peu, l’ont accepté. “Cela reste tabou avec une partie de ma famille, un peu comme ce qui se passait avant dans l’armée américaine : 'Don’t ask, don’t tell.' Au travail, un collègue a cherché à m’ostraciser en disant au directeur que je ne devais pas parler aux clients. Personne n’a pris ma défense, mais ça a fini par s’arranger”, relate-t-il.
Influence de l'Église catholique
Très croyant, Kazimierz s’est toujours tourné vers Dieu dans les moments difficiles : “Il a été très important car je n’avais personne à qui parler de ça. Il est avec moi, qui que je sois”, veut-il croire. Mais Dieu n’est pas l’Église, et les sermons homophobes, qui se multiplient – jusqu’aux paroles de l’archevêque de Cracovie, lequel dénonçait en 2019 la “peste arc-en-ciel” –, l’ont blessé. “Je suis robuste et solide, mais prendre une pierre dans la tête, c’est difficile. Je suis triste qu’on utilise la religion pour s’attaquer à ma propre foi”, souffle-t-il.
En Pologne, pays le plus catholique d’Europe, l’Église, qui tient un discours LGBTphobe marqué, est une voix très écoutée. Kazimierz ne voulait d’ailleurs plus communier jusqu’à ce que la fondation œcuménique Wiara i Tęcza (Foi et arc-en- ciel) l’aide à renouer avec l’institution. “Nous croyons que chaque orientation sexuelle et que chaque identité de genre est un don de Dieu”, proclame la fondation.
"Les représentants du PiS se sont créé un ennemi qui n'existe pas."
Aujourd’hui, Kazimierz arbore au grand jour et avec fierté un bracelet et une casquette arc-en-ciel, et ce jusque dans sa paroisse. Il est désormais activiste, investi dans l’organisation de la Pride de Lublin et au musée d’État fondé sur l’ancien camp d’extermination nazi de Majdanek, car le sexagénaire tient à honorer les triangles roses, ces homosexuels internés par les nazis. Et peu importe si cela fait réagir !
Un jour, à la suite de la résolution, il a écrit à des représentants locaux, qui l’ont reçu. “Ils m’ont dit : 'On ne vous veut pas de mal, cher monsieur, ce n’est pas contre vous, c’est juste une déclaration pour réaffirmer notre engagement religieux.' C’est juste un argument de campagne électorale, pointe-t-il. Les représentants du PiS disent que la Pologne doit se libérer de l’influence de l’Ouest et de la 'propagande LGBT'. Ils se sont créé un ennemi qui n’existe pas.”
Kraśnik, symbole de l'homophobie gangrenant l'Europe de l'Est
Cet affrontement idéologique aux relents de guerre froide s’est surtout cristallisé autour de Kraśnik, 25 km plus au sud. Cette municipalité de 37 000 habitants a défrayé la chronique pour avoir adopté une résolution “sans LGBT” au printemps 2019. La ville est alors vite devenue le symbole de l’homophobie galopante en Europe de l’Est, a été montrée du doigt dans de nombreux médias internationaux, et fut même la risée du web polonais pour son refus de la 5G puis du vaccin contre le Covid. C’est également là-bas que Clément Beaune, secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes, avait prévu de se rendre avant d’en être découragé par les autorités polonaises. Devant l’image désastreuse suscitée par cette mesure et face à la menace de perdre des subventions européennes, Kraśnik a finalement fait marche arrière en avril.
"Dans la communauté, beaucoup ont peur de s'exposer et de devoir faire face aux discriminations."
Cezary Nieradko, étudiant de 22 ans, n’y est d’ailleurs pas pour rien, puisqu’il est l’un des rares habitants ou- vertement gays à s’être opposé à la résolution et à avoir témoigné dans la presse. “C’est compliqué de mobiliser la communauté, reconnaît-il. Beaucoup ont peur de s’exposer et de devoir faire face aux discriminations, mais certains ont tout de même signé une pétition.” Le jeune homme au visage rond et à la voix douce a même poussé les portes des sessions du conseil municipal, où les débats, hélas, ont été vains : “Ils avaient fait venir un neurologue qui a dit que l’homosexualité était une maladie mentale terrible qui menait à la pédophilie et qui devait être soignée. Depuis, il a été radié de l’ordre des médecins.”
Une petite manifestation à Kraśnik a tout de même réussi à réunir 300 âmes, même si peu de personnes LGBTQI+ ont osé s’y rendre. Mais Cezary montre les fenêtres de grandes tours résidentielles situées près de chez lui, typiques de l’après-communisme, où la résistance passe aussi par les drapeaux qu’on fait pendre aux balcons : des rainbow flags, mais aussi des bannières siglées d’un éclair, symbole du combat pour le droit à l’avortement.
Bartosz Staszewski, artiste engagé
En ayant le courage de s’afficher, Kazimierz et Cezary parlent pour celles et ceux qui n’osent pas le faire, ou ne le peuvent pas. Ils ont également tous deux participé au projet photographique de Bartosz Staszewski, un des activistes les plus suivis de Pologne, qui demande à des personnes LGBTQI+ de poser devant le panneau d’entrée de leur ville, sous lequel il ajoute une pancarte jaune où est inscrit “Zone sans LGBT”. L’idée est de rappeler à leurs concitoyens que ces mesures touchent des personnes réelles, contrairement à ce que le président Duda affirme : “LGBT, ce ne sont pas des personnes mais une idéologie.”
"Être ouvertement gay en Pologne est un acte de courage. On risque de perdre son emploi, d'être agressé dans la rue ou d'être la cible du gouvernement."
Le photographe de 30 ans, originaire de Lublin, a été poursuivi plusieurs fois en justice pour diffamation, les édiles des villes concernées refusant l’appellation “sans LGBT”, qui ne serait pas la même chose, dans leur esprit, que de se battre contre la “propagande homosexuelle”. “Être ouvertement gay en Pologne est un acte de courage, souligne Bartosz Staszewski. On risque de perdre son emploi, d’être agressé dans la rue ou d’être la cible du gouvernement.” Comme beaucoup de personnes LGBTQI+ vivant en Pologne, Cezary raconte en effet les agressions, les insultes, les menaces, les brimades infligées à l’école par les élèves – mais aussi par les professeurs –, les regards réprobateurs et l’impossibilité de se montrer en couple en public.
Une jeunesse qui rêve d’ailleurs
Et tout a empiré depuis le vote des résolutions. “Elles encouragent les discours de haine et ont un effet paralysant. Même si les politiques disent qu’elles sont symboliques et n’ont pas pouvoir de loi, c’est pourtant ainsi qu’elles sont comprises par les gens. Un professeur, par exemple, n’osera plus aborder le sujet de l’homosexualité par peur de sa hiérarchie”, décrypte Bartosz.
Au quotidien, les tensions vont crescendo : “Quand il a appris mon orientation, mon pharmacien a refusé de me servir des médicaments pour le cœur, raconte Cezary. Alors qu’on lui avait interdit de sortir, mon copain, qui a 20 ans, a été vu à l’extérieur avec moi. Hors de lui, son père l’a attrapé par le cou et a manqué de l’étrangler, me forçant à intervenir pour l’en empêcher. C’est la première fois que je vois une telle agression, et je ne pense pas que cela serait arrivé avant.”
Dans un tel climat, Kazimierz comprend que la jeunesse souhaite quitter le pays : “Ils entendent des choses horribles dans les médias publics, où l’homosexualité est associée à la pédophilie. Et puis ils ne peuvent pas se montrer à l’extérieur... C’est psychologiquement difficile de rester, et beaucoup sont en dépression. À mon époque, c’était difficile car on n’était pas soutenu, mais personne n’allait te casser la gueule comme le font les hooligans d’aujourd’hui.” Lui ne croit pourtant pas que la majorité des Polonais soit profondément homophobe, mais plutôt que les haines ont été encouragées à des fins électorales. “La situation est absurde : quand on demande aux gens ce que veut dire LGBT, ils répondent « Gay, Lesbien, Bio et Truc »”, sourit-il.
L'UE, "zone de liberté LGBTQI"
Quand sa mairie est finalement revenue en arrière, Cezary a savouré cette victoire. Face à la pression internationale, la ville, qui craignait de perdre des financements européens et jusqu’à 8 millions d’euros de fonds norvégiens, n’avait plus le choix. Un argument de poids, puisque la Pologne est le premier bénéficiaire des subventions européennes. “Le soutien des médias étrangers a fait changer les choses”, analyse-t-il.
L’Union européenne, par la voix de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a fermement rappelé à l’ordre le gouvernement polonais. Mais Bartosz s’impatiente : “Le Parlement européen a déclaré symboliquement l’UE « Zone de liberté LGBTQI ». C’est très bien et j’en suis heureux, mais, dans le même temps, la Hongrie met en place des lois discriminatoires sur le modèle russe. Si l’on ne réagit pas face à ce qui se passe là-bas, cela s’étendra à la Pologne ; Duda a d’ailleurs promis les mêmes lois durant la campagne. Alors pourquoi n’y a-t-il pas un message plus fort de la Commission européenne ? On se trouve à une table où les joueurs Hongrie et Pologne ont leur propre jeu, tandis que l’UE regarde. J’aimerais qu’elle s’assoie aussi à la table et tape du poing plus fort.”
Finalement, pour nos interlocuteurs, l’espoir vient surtout de l’éveil des communautés LGBTQI+ locales. “Ces attaques nous ont renforcés. Désormais, nous sommes plus attentifs les uns aux autres”, veut croire Cezary. Dans les grandes villes de Pologne, les drapeaux et les tote bags arc-en-ciel sont devenus courants, et symboles de résistance. “Aujourd’hui, le débat est dans toute la société, tout le monde parle des personnes LGBTQI+, poursuit Bartosz. Même les médias conservateurs évoquent les droits des trans, ce qui était impensable auparavant ! Peut-être que, sans le vouloir, ils finissent par accélérer le processus, ironise-t-il, persuadé qu’un changement est possible. Je ne compte pas partir de Pologne, je veux y épouser mon copain et avoir une belle vie ici.”
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