Désavoué par une partie de la population, le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, galvanise sa base conservatrice et nationaliste en s’en prenant aux droits des personnes LGBTQI+. Beaucoup d’entre elles envisagent de fuir ce climat délétère.
Lorsqu’il a appris que le Premier ministre de son pays entendait faire voter une loi ouvertement homophobe, Bence a convoqué ses amis à une réunion de crise. Originaires d’une petite ville du sud-ouest de la Hongrie, ils en ont conclu qu’après quelques années à s’intéresser à la politique il n’y avait plus d’issue pour eux. “Si le Fidesz, le parti de Viktor Orbán, remporte les élections au printemps 2022, on quittera le pays”, se dit l’étudiant, à quelques jours de ses 19 ans. Bence se donne donc huit mois pour récolter un peu d’argent, apprendre le français et le métier de barista pour s’installer à Paris ou à Bruxelles. Et, s’il revient au pays, ce sera uniquement pour voir ses parents ou passer des vacances.
L’exil a ainsi traversé l’esprit de toutes les personnes LGBTQI+ que TÊTU a rencontrées en juillet, lors de la Marche des fiertés de Budapest, la capitale hongroise. Jeunes ou plus âgés, urbains ou ruraux, militants ou simples citoyens se demandent ce que leur réserve comme avenir la Hongrie de Viktor Orbán. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2010, le dirigeant conservateur et nationaliste a pris l’habitude de dresser la population contre les personnes LGBTQI+, qu’il oppose à sa conception de la "famille traditionnelle", hétérosexuelle et chrétienne.
Une loi anti-LGBTQI+
Au Parlement, où ils sont majoritaires, les députés du Fidesz ont donc adopté, le 15 juin, sur proposition du gouvernement, ce texte qui prévoit que “la pornographie et les contenus qui représentent la sexualité ou promeuvent la déviation de l’identité de genre (sic), le changement de sexe et l’homosexualité ne doivent pas être accessibles aux moins de 18 ans”. Conséquence concrète : plus aucune intervention sur “l’orientation sexuelle” à l’école, et il faut attendre la nuit pour voir un couple LGBTQI+ dans un film à la télévision, les publicités mettant en avant des couples homos étant proscrites. Quant aux livres pour enfants présentant des héro·ïnes LGBTQI+, ils doivent être scellés sous plastique, à la manière des magazines pornographiques.
Cette absence de visibilité aura nécessairement une conséquence sur la santé mentale des adolescents concernés, avertissent les associations. “Les études font un lien direct entre la représentation des personnes LGBTQI+ et le sentiment d’être accepté dans la société. L’invisibilisation suscite une sensation d’exclusion et de solitude”, développe Luca Dudits, porte-parole de Háttér Society, l’équivalent hongrois de SOS homophobie.
D’autant que le manque de ressources disponibles se faisait déjà cruellement ressentir avant le vote de cette loi. “Ça n’a pas toujours été simple pour notre génération, et ce sera encore pire pour celle qui arrive et qui n’aura plus le droit de trouver des réponses auprès de son entourage”, soupire Maya Fenyvesi, coordinatrice de projet auprès d’Amnesty International en Hongrie. La trentenaire a été embauchée par l’ONG pour mettre en place dans les entreprises des formations à la non-discrimination liée au genre. Mais elle ne parvient désormais plus à avancer dans son travail tant elle est sollicitée pour réagir aux attaques récurrentes du gouvernement contre les droits humains.
Des médias contrôlés par des proches du pouvoir
“Le problème, c’est que des gens adhèrent passivement au discours gouvernemental. Ils ne font pas la démarche de s’informer auprès de médias indépendants, qui sont de toute façon décrédibilisés par le pouvoir en place”, insiste Viktória Radványi, organisatrice de la Marche des fiertés de Budapest, les cheveux bleus et un abricot tatoué sur le bras. Les rares médias indépendants encore en activité sont noyés par ceux du clan du Premier ministre : une grande chaîne commerciale, toute la presse régionale et de nombreux sites internet. Selon l’observatoire indépendant Mértek, 80 % du paysage médiatique est contrôlé par des proches du pouvoir.
"Mes parents pensent que les personnes LGBTQI+ sont de dangereux criminels venus de l'Ouest pour corrompre la moralité du peuple hongrois."
Au bord des larmes, Jazmin, 17 ans, regrette que ses parents soient sensibles au discours du Premier ministre. “Ils sont LGBTphobes par manque de connaissance de nos vécus, explique la jeune bi. Je serais incapable de m’ouvrir auprès d’eux car je sais déjà qu’ils croient ce que raconte Fidesz : que les personnes LGBTQI+ sont de dangereux criminels venus de l’Ouest pour corrompre la moralité du peuple hongrois.”
Le trait est à peine forcé. Répondant aux critiques de sa loi par ses homologues européens, Victor Orbán justifie sa LGBTphobie en invoquant la protection de l’identité hongroise : “Nous ne voulons pas autoriser ce qui est déjà une habitude en Europe de l’Ouest. Là-bas, des activistes LGBT visitent les crèches et les écoles pour y mener des cours d’éducation sexuelle.” Et il n’en est pas à son coup d’essai. En décembre 2020, il a fait adopter des amendements constitutionnels contre l’adoption par les familles homoparentales : alors que seul le mariage hétérosexuel est permis par la Constitution, un nouveau passage restreint désormais la définition même de la famille à un couple marié ; quant aux enfants, ils se voient affublés d’un droit constitutionnel à une éducation “conforme aux valeurs fondées sur l’identité constitutionnelle et la culture chrétienne de la Hongrie”. Suivant, comme pour la loi votée le 15 juin, l’exemple russe de Vladimir Poutine.
Orban modifie la Constitution
Lorsque, six mois plus tôt, en mai 2020, Viktor Orbán a fait inscrire dans la Constitution le genre comme étant le “sexe biologique basé sur la naissance”, Levente venait justement de rassembler tous les documents nécessaires pour effectuer son changement d’état civil. Le jeune homme n’a donc pas pu déposer sa demande de transition administrative, même s’il n’avait déjà plus tellement espoir de pouvoir le faire : “Les services refusaient déjà d’enregistrer les transitions à l’état civil, se renvoyant la balle entre les différents bureaux pour ne pas avoir à s’en occuper.” Sa mère, qui ne veut pas entendre parler de sa transition, utilise toujours le prénom qui lui a été assigné à la naissance, ce qui n’étonne guère Levente puisque, chez elle, où il habite toujours, le poste de radio est sans cesse allumé et branché sur la chaîne publique, qui ne relaie que l’opinion du gouvernement. “Heureusement, au travail, ma transidentité a été un non-événement”, dit-il avec soulagement, espérant désormais, si l’Écosse réintègre l’Union européenne, s’installer là-bas.
“Je n’ai pas le sentiment que, depuis l’arrivée d’Orbán, il y ait plus de personnes homophobes”, estime pourtant Sándor (son prénom a été modifié). Cet ingénieur, qui se définit comme un “fier Hongrois”, s’est installé il y a deux ans dans une petite ville de 9 000 habitants, où tout le monde se connaît. Enfin, jusqu’à un certain point, puisqu’il n’a dit à personne que Peter est son compagnon depuis quinze ans. “Les gens ne sont pas bêtes, ils voient que deux hommes habitent la même maison, ont un chien… Ils savent, balaie-t-il en promenant son fidèle Kromos, un magnifique golden retriever. On a une très bonne relation avec le voisinage, mais on n’en parle pas.”
"J'aimerais pouvoir prendre la main de mon copain dans la rue. Je ne demande pas à me marier ni à avoir des enfants, mais juste à avoir des moments d'affection avec Peter à l'extérieur, de temps en temps."
Plutôt tranquille, le quadragénaire musclé s’autorise toutefois à rêver d’ailleurs, en particulier des îles Canaries, où il ouvrirait un café : “J’aimerais pouvoir prendre la main de mon copain dans la rue. Je ne demande pas à me marier ni à avoir des enfants, mais juste à avoir des moments d’affection avec Peter à l’extérieur, de temps en temps…” Après dix-huit ans passés au sein de la même entreprise, où seul un de ses collègues connaît son orientation amoureuse, il commence aussi à en avoir marre de cette boucle WhatsApp dans laquelle son supérieur partage des blagues homophobes ou racistes.
Les chiffres lui donnent pourtant raison : un sondage de l’institut Závecz Research, publié mi-juin, indique que 56 % des Hongrois jugent l’homosexualité “acceptable”. Et, selon l’institut français Ipsos, 46 % sont même favorables au mariage pour tous, et autant jugent que les couples de même sexe devraient avoir les mêmes droits que les hétéros concernant l’adoption.
"Il y a grosse différence entre ce qui se dit des familles homoparentales dans les médias, et l'acceptation de la société."
“Aujourd’hui, la majorité des Hongrois pensent que les personnes LGBTQI+ ne doivent pas souffrir en raison de leur orientation sexuelle”, assure Balázs Rédli, journaliste et cofondateur de l’association de familles homoparentales Une famille est une famille. Ce Budapestois en veut pour preuve que, lorsqu’il se rend avec son fils et son compagnon à l’école ou chez le médecin, ils sont toujours bien reçus. “Il y a une grosse différence entre ce qui se dit des familles homoparentales dans les médias, et l’acceptation de la société”, insiste cet optimiste qui, tout en reconnaissant ne pas savoir quel effet aura la loi dans sa vie de tous les jours, veut croire que “les gens se rendent compte de la stratégie d’Orbán”.
Référendum et riposte de l'Europe
Début juillet, ce dernier a ainsi annoncé la tenue d’un référendum pour renforcer l’adoption de sa loi homophobe et transphobe. Bien sûr, les cinq questions avancées sont particulièrement spécieuses : “Acceptez-vous que l’école parle de sexualité à vos enfants sans votre consentement ?”, “Soutenez-vous la présentation sans restriction auprès des mineurs de contenu médiatique à caractère sexuel qui affecte leur développement ?”, “Soutenez-vous la promotion des traitements de changement de sexe pour les mineurs ?”, etc. Et le débat s’annonce à armes inégales, comme le signale Balázs Rédli : “Si on met en évidence les aspects négatifs de cette loi, on est censuré en étant accusé de faire la promotion de l’homosexualité. Il y a un effet d’autocensure énorme.”
En revanche, depuis l’annonce du référendum, on peut voir à chaque coin de rue de Budapest, sur des colonnes Morris, des affiches avec des émojis mécontents : “Avez-vous peur que votre enfant soit victime de propagande sexuelle ? Participez au référendum.” Évidemment, le soutien au référendum est flanqué d’un drapeau hongrois, dans la ligne du manichéisme à la Orbán : on est soit avec lui pour la Hongrie, soit pour l’Europe avec les LGBTQI+.
La loi adoptée le 15 juin est une “honte”, a riposté la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Et de lancer une procédure d’infraction contre le pays, action juridique pouvant aboutir à des sanctions financières. Or la Hongrie est particulièrement dépendante des subsides de l’Union : le plan de relance post-Covid prévoit pour elle quelque 7,2 milliards d’euros, soit tout de même 10 % de son PIB. Au Parlement européen, des voix exhortent la Commission à bloquer ces fonds, ou d’autres encore dont le pays pourrait profiter, voire de s’en servir pour financer des associations œuvrant pour l’égalité des droits, comme une riposte directe à la stratégie homophobe et anti-européenne d’Orbán.
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Des actes homophobes en hausse
Sur le terrain, il y a urgence. Car, quel que soit le niveau d’adhésion de la population à l’homophobie d’État développée par le Premier ministre, la radicalité des discours ne peut qu’encourager les actes homophobes, d’ailleurs en hausse. Le 13 juillet, trois personnes ont tenté de forcer la porte d’un appartement de Budapest après avoir arraché le drapeau arc-en-ciel qui en ornait le balcon. Les assaillants sont repartis avant l’arrivée de la police, laissant sur la porte un autocollant homophobe.
Durant les six premiers mois de l’année, l’organisation Hátter Society a dû suivre huit cas de violences LGBTphobes, contre neuf sur toute l’année précédente. “Le gouvernement permet aux extrémistes d’avoir la parole sans se sentir marginalisés, et radicalise les homophobes, qui considèrent leur violence légitime”, alerte Bálint Rigó, membre du Diverse Youth Network et organisateur d’une Marche des fiertés à Pècs – une ville de 140 000 habitants dans le sud-ouest du pays – prévue pour 2022.
Reste qu’à un peu moins d’un an des prochaines élections législatives, Viktor Orbán paraît affaibli, n’ayant pas pu masquer sa gestion erratique de l’épidémie de Covid-19. Fin avril, le pays de 9,7 millions d’habitants – pour comparaison, l’Île-de-France en compte 12,2 millions – déplorait le plus fort taux de mortalité au monde chez les malades, quasiment deux fois plus élevé qu’en France. D’où la nécessité pour le Premier ministre hongrois de monter le ton pour couvrir les critiques des oppositions.
"Orban a besoin de boucs émissaires pour rassembler sa base et faire oublier les réels problèmes de la Hongrie."
“Sa stratégie est simple : diviser pour mieux régner. Il a besoin de boucs émissaires pour rassembler sa base de fidèles derrière lui et faire oublier les réels problèmes de la Hongrie, analyse Bálint Rigó. Ce n’est pas étonnant qu’il s’attaque aux personnes LGBTQI+, nous sommes la dernière minorité qui restait à accabler après les migrants et les Roms.” “La difficulté, c’est que Viktor Orbán contrôle la plupart des contre-pouvoirs : médias, justice, parlement”, souffle la militante trans Blanka Vay, qui a émigré à Berlin il y a déjà plusieurs années.
Pride sous haute tension
Alors la bataille est-elle perdue d’avance ? Fin juillet, la Marche des fiertés de Budapest a pu défiler malgré plusieurs tentatives d’obstruction. En effet, quelques secondes avant que les organisateurs ne déclarent son parcours auprès des autorités, des homophobes ont déposé des demandes pour des dizaines de contre-manifestations dans toute la ville. Objectif : dévier son itinéraire. L’association organisatrice a dû revoir ses plans après avoir perdu son recours devant la Cour suprême, dont le nouveau président est un proche de Viktor Orbán.
Qu’à cela ne tienne, Budapest Pride a reçu deux fois plus de dons que d’habitude, et jamais autant de personnes n’étaient venues défiler – au minimum 35 000 participant·es, selon les organisateurs. Plusieurs eurodéputé·es étaient d’ailleurs présents dans le cortège, dont une Hongroise et plusieurs Français. “On a dû totalement changer notre stratégie, explique Viktória Radványi. On est passés d’un discours de revendication de nouveaux droits, comme celui du mariage, à un discours de préservation de ceux qui nous restent. On est sur la défensive, mais on est en train de gagner la bataille”, veut-elle croire.
Devant un café au lait glacé, Dániel Turgonyi, maire adjoint ouvertement gay du 3e arrondissement de Budapest, se montre lui aussi “100 % sûr” que le référendum de Viktor Orbán va échouer. En 2018, il a adhéré au parti d’opposition de centre-droit Momentum, après la dernière réélection en date de Viktor Orbán. “Soit je partais en Suède pour être traité dignement, soit je restais ici pour essayer de faire changer les choses”, dit-il. Élu dans une circonscription “très à gauche” où “ce n’est pas un problème de tracter avec un bracelet aux couleurs de l’arc-en-ciel”, l’homme de 26 ans à la tignasse rousse veut croire que l’homophobie d’État ne fera pas recette à moyen terme. Alors, certes, la moitié de ses amis ont quitté le pays ou sont en train de le faire, ce qui posera nécessairement des problèmes pour se faire élire, mais Dániel “les exhorte à voter dans les ambassades”. Car l’enjeu est sérieux : “Si l’on perd les élections l’année prochaine, cela va devenir compliqué.”
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