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religionSur l'Église, les prêtres gays et le rapport Sauvé : entretien avec Josselin Tricou

Par Cy Lecerf-Maulpoix le 09/11/2021
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Dans un livre, le sociologue Josselin Tricou, qui a par ailleurs participé à la commission Sauvé sur les abus sexuels dans l’Église, étrille le rapport de cette dernière à la masculinité et à la sexualité. Rencontre.

Dans son livre Des Soutanes et des Hommes (PUF), le sociologue et ex-frère enseignant Josselin Tricou propose une analyse éclairante de la masculinité singulière des prêtres catholiques et de leur sexualité. Cloisonnée derrière les portes du placard de l’institution, cette dernière se vit dans des espaces à la liberté paradoxale au sein d’une Église tantôt violente tantôt paternaliste à l’égard de l’homosexualité. "Folles de sacristie" ouvertement homophobes, prêtres gays en couple monogame, liturgies aux tonalités "camp", l’ouvrage esquisse un monde complexe où la menace de l’outing devient une arme politique dans une institution en crise secouée par les scandales de violences sexuelles. Une lecture nécessaire qui révèle tout le poids et les conséquences de ce régime du secret. Son auteur a par ailleurs participé à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, dirigée par Jean-Marc Sauvé et dont le rapport sur la pédophilie au sein de l'Église catholique a fait l'effet d'une déflagration.

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L’un des angles principaux de votre travail est de mettre en avant la singularité de la figure du prêtre au sein de l’Église catholique. Vous parlez notamment du "catholic gaze", d’une perception catholique qui est portée sur lui, qu’entendez-vous par cette expression ? 

Il s’agit du regard porté par les fidèles catholiques sur leurs prêtres, façonné par la manière dont l’Église a construit historiquement les normes et les pratiques qu'on attend d’un prêtre, à savoir, bien sûr, le célibat mais aussi la performance d'un certain nombre de vertus comme la non-violence, la douceur, l’écoute, et aussi – on l’oublie – l’exclusion du prêtre des champs politique et économique, alors que ce sont là deux espaces majeurs d’expression et de légitimation de la domination masculine.

Le fait d’échapper à la condition masculine, d’être au-dessus des hommes, aurait pendant longtemps éloigné le prêtre de tout soupçon ?

Cette construction a généré dans le regard des catholiques une vision désexualisée du prêtre mais aussi en partie dégenrée, comme si le prêtre échappait effectivement à la condition masculine, notamment en matière de sexualité et de violence. En ce sens, le "catholic gaze" a participé de l’aveuglement des catholiques à l'égard de la surreprésentation homosexuelle au sein du clergé comme je le montre dans le livre, mais aussi du déni à l’égard des violences sexuelles systémiques exercées par des membres du clergé. Dans leur tête, un prêtre ne peut pas être violent. Ou alors s'il l’est, surtout si cette violence s’exerce dans le domaine de la sexualité, comme il a justement sacrifié celle-ci pour être prêtre, on va avoir tendance à le lui pardonner. 

"L'Église a participé elle-même à rendre la prêtrise peu attractive pour les hétérosexuels"

Josselin Tricou

Plusieurs moments structurants comme vous l’expliquez, ont favorisé une surreprésentation des homosexuels au sein du clergé, notamment après le départ de nombreux prêtres hétéros dans les années 60 et 70… 

En effet, jusque dans les années 1960, la prêtrise représente encore une forme d'ascension sociale. Les classes populaires, rurales ont ainsi investi dès le 19e siècle cette vocation pour avoir accès à l'éducation et à une forme de notabilité. Mais ce mécanisme social qui rend la prêtrise attractive se grippe dans ces années-là, notamment avec la création du collège d’enseignement général.

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Dans les années 70, de nombreux prêtres demandent à pouvoir choisir librement entre le célibat et le mariage. Ces demandes ne sont pas entendues. Quelque 60.000 prêtres et religieux quittent alors l'Église et se marient. Au même moment, l’Église revalorise l’hétéro-conjugalité. Jusque-là, le célibat était considéré officiellement comme supérieur au mariage. Le discours de l’institution se rééquilibre, voire inverse la vapeur : la sexualité hétéro conjugale devient dans le discours du Vatican un don de dieu, voire le lieu où Dieu se donne. Mais en faisant ça, l’Église a participé elle-même à rendre la prêtrise peu attractive pour les hétérosexuels. Il reste alors les homosexuels qui n'ont pas d'autres issues légitimes au sein du catholicisme. 

C’est donc cela, le placard "sacerdotal" dont vous parlez ?

La vocation comme placard a toujours existé mais à ce moment-là, ça devient quasiment le mécanisme social à rendre la prêtrise encore attractive, et ce, d’autant plus que se creuse le hiatus entre la gayfriendliness croissante de la société et le maintien de l’homophobie catholique. On assiste alors sans que ce soit vraiment visible – ni pour les fidèles, ni pour les intéressés – à ce que j’ai appelé le grand chassé-croisé des sexualités aux portes des sacristies. La proportion des homosexuels, tendanciellement issus de la bourgeoisie conservatrice, augmente, tandis que s’effondrent les recrutements populaire et hétéros. 

Vous évoquez un contraste intéressant, le conservatisme des prêtres les plus "folles" au sein de l’Église par rapport à ceux qui incarnent des masculinités plus normées, et qui s'avèrent plus progressistes que les premiers. 

Oui, l’homo-normativité n’est pas forcément du côté de l’Église conservatrice. La figure de la "folle de sacristie" peut être incarnée dans les milieux très conservateurs pour qui il ne faut pas changer les institutions. Alors qu'on peut trouver, chez les prêtres gays progressistes, une forme d’homonormativité plus marquée, avec un idéal de conjugalité homo finalement très proche de l’idéal catholique du couple hétérosexuel, stable et fidèle. Au contraire, dans les communautés catholiques les plus traditionnelles, on peut trouver des formes de "trouble dans le genre", des comportements très exubérants, de la dentelle à foison par exemple au cœur de la liturgie qui peut être investie comme autant de traits "camp". On assiste à une sorte de culture gay sous couvert de double-entendre, qui est en même temps fondamentalement conservatrice et qui n’imagine pas trente seconde que l'homosexualité puisse être normalisée. Cela vient complexifier le regard qu’on a parfois dans les mondes LGBT.

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Ce qui semble aboutir également à des situations presque paradoxales, notamment la proportion croissante d’homosexuels au sein de la haute hiérarchie ecclésiale ouvertement homophobe ?

Selon le théologien allemand David Berger, plus on monte dans la hiérarchie cléricale et plus on rencontre d’homos. Les prêtres gays, se sentant toujours pris en défaut, seraient plus enclins à défendre le discours institutionnel et connaîtraient une ascension plus rapide que les autres au sein de l’administration catholique. C’est peut-être aussi dû à un autre phénomène. Je prends pour exemple le coming out spectaculaire de Mgr Charamsa, que j’interviewe dans le livre. C'est un Polonais qui vient d’un monde et d’une église extrêmement homophobe où il y a très peu de marge de manœuvre individuelle. Quand il est propulsé au Vatican, il découvre une Église et un monde clérical où cette homosexualité peut beaucoup plus se dire. Cela ne veut pas forcément dire qu’il y a plus d’homosexuels à la curie romaine qu’ailleurs, mais que celle-ci peut se vivre plus facilement, parce qu’on y est plus protégé du regard des fidèles, et qu’on a plus de moyens.

Il y aurait donc peut-être deux phénomènes, à la fois un "escalator de verre" pour les prêtres qui ne remettent pas en cause le discours de l’institution et, à mon avis, le fait de vivre mieux son homosexualité plus on est haut dans la hiérarchie.

Votre livre est paru au même moment que la sortie du rapport de la commission Sauvé à laquelle vous avez participé : dans quelle mesure est-il possible d’échapper à ce télescopage hâtif entre homosexualité et pédophilie qui devient l’argument de nombreuses formes d'homophobie aujourd'hui ? 

Dans la conclusion du livre, j’insiste premièrement sur le fait que l’obsession du clergé pour la masculinité et l'homosexualité vient le rendre aveugle à l’égard de ces violences-là. Deuxième chose, le fait que l’Église fasse de l’absence de sexualité la condition de légitimité de la prêtrise rend très difficile pour des prêtres pris en défaut par leur institution de dénoncer d’autres prêtres pris en défaut pour d'autres pratiques. Tout le monde se tient par ses petits secrets sexuels. En ce sens, il n’y a pas de lien direct entre l’homosexualité et les violences sexuelles mais il y a un lien indirect par le silence que l’institution impose de fait sur toute sexualités cléricales.

"Les catholiques sont encore largement pétris par un regard condescendant et pathologisant à l'égard de l'homosexualité"

Josselin Tricou

J'ai effectivement participé à l’équipe qui a réalise l’enquête INSERM pour la commission Sauvé, celle qui a notamment produit les estimations du nombre de victimes et de la prévalence entre l’Église, l'école et la famille. Or, il ne faudrait pas que nos travaux viennent conforter l’homophobie de certains catholiques, qui s’appuie notamment sur le fait qu’il y a beaucoup plus de victimes garçons au sein de l’Église alors que les filles sont majoritaires parmi les victimes au sein des familles. Ce qu’on montre, en réalité, c’est moins une question d'orientation sexuelle que d’opportunité. Les prêtres ont eu accès massivement aux garçons et pas aux filles pendant très longtemps. Les écoles, les internats, ont longtemps été marqués par une non-mixité. Plus on avance dans le temps, plus la proportion des filles augmentent. Et cette proportion est quasi-équilibrée quand on se concentre sur certains lieux d’abus comme la paroisse ou la famille.

La révélation de ces abus ont-ils fait perdre de leur importance au catholicisme conservateur ?

En France et en Europe de l'Ouest, l’Église la ramène beaucoup moins car ce combat contre "l'idéologie du genre" s’est fait au nom de la protection de l’enfance. Or aujourd'hui, cet argument au regard des révélations d’abus sexuels est difficile à manier dans le débat public. On se souvient également qu’un des grands architectes et porte-voix de ce discours anti-genre en France, le prêtre et psychanalyste Tony Anatrella, s’est révélé être un agresseur sexuel largement protégé par la hiérarchie : il a notamment agressé, dans le cadre de ses thérapies, des séminaristes qui venaient le voir en raison de leur homosexualité. Ça la fout mal pour l’Église. Ce personnage apparait excessif mais en réalité il est représentatif du noeud qui lie l’incapacité des clercs à accepter l’homosexualité et le silence coupable de l’institution sur les violences sexuelles. 

Le résurgence d’un catholicisme plus ouvert aux LGBTQI, aux femmes, serait-il possible maintenant ? 

Il y a clairement une fenêtre d’opportunité qui est entrouverte. Qu’est-ce qui pourrait bien se passer ? Ce serait peut-être d’abord l’ordination d’hommes mariés puis la question de la place des femmes. La question de l’homosexualité va rester une question compliquée qui, selon moi, va encore diviser fortement le monde catholique, non seulement parce que c’est le tabou ultime qui structure le clergé, mais aussi parce que même chez les cathos progressistes, marqués plus par les années 60-70 et les combats féministes que les combats LGBT, la question homosexuelle au sein de l’Église reste envisagée sur un mode misérabiliste et paternaliste. Les catholiques sont encore largement pétris par un regard condescendant et pathologisant à l’égard de l’homosexualité. On accueille les homos parce qu’ils sont blessés mais l’Église n'interroge jamais sa vision homophobe.

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