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metooGeoffroy de Lagasnerie par Daniel Schneidermann : l’incroyable légèreté de "Libé"

Par Thomas Vampouille le 03/01/2022
Geoffroy de Lagasnerie

Le dernier essai de Geoffroy de Lagasnerie, Mon corps, ce désir, cette loi, a donné lieu dans le journal Libération à une chronique à côté de la plaque de Daniel Schneidermann sur le couple que son auteur forme avec Didier Eribon, allant jusqu'à évoquer la "pédocriminalité". Ou comment illustrer par l'exemple la réflexion du sociologue et philosophe sur le rapport entre politique et sexualité. Explications.

Mon corps, ce désir, cette loi : réflexion sur la politique de la sexualité. Le dernier livre publié par Geoffroy de Lagasnerie, au sujet duquel TÊTU l’avait longuement interviewé pour le magazine actuellement en kiosques, connaît un destin particulier en ceci qu’il a provoqué une controverse... illustrant son propos même. Dans cet essai, le sociologue et philosophe – gay – examine les débats ouverts par le mouvement #MeToo à la lueur des leçons tirées du passé, partant du postulat que quand la société se penche sur les questions de sexualité, ce sont toujours les mêmes qui risquent de morfler : les "marges" en général, les personnes LGBTQI+ en particulier. Ainsi, rappelle-t-il dans son interview à TÊTU, l'établissement d'un "ordre sexuel", dans l'histoire, "a toujours fondé les guerres contre les sexualités minoritaires : guerre de l’État contre la sodomie, les sexualités SM, le travail du sexe, etc".

"Réhabiliter" le couple Lagasnerie-Eribon

Rien qu'à son objet, on devrait déjà se dire que l’ouvrage d’une centaine de pages s’accommodera mal de résumés à la serpe sur les réseaux sociaux. Comme si l’on réduisait, par exemple, Le génie lesbien d’Alice Coffin à une phrase de son autrice sur ses choix littéraires… Néanmoins le livre a-t-il fait l’objet, le 27 décembre dans le journal Libération, d’une chronique de Daniel Schneidermann à partir de la story Instagram d’une journaliste, Judith Duportail, sur le texte de Lagasnerie : "Le seul truc intéressant c’est sa rencontre avec Eribon [lui-même philosophe et sociologue, auteur notamment du Retour à Reims, ndlr] quand il avait 15 ans et lui 20 ans de plus (...) En fait il passe son livre à détruire l’idée qu’il existe une emprise dans les relations amoureuses pour réhabiliter son couple à lui".

Précisons-le d'emblée : cette story était erronée, puisque l’auteur avait 20 ans quand il a rencontré celui qui est toujours son compagnon – dans l’interview à TÊTU, il dit "19 ans", on peut donc supposer que c’est l’année de ses 20 ans. La fausse info a pourtant été reprise dans la chronique de Schneidermann, maladroitement intitulée "#MeToo : le cas de Geoffroy de Lagasnerie". Libé a corrigé cette erreur, puis publié ce lundi 3 janvier dans son édition papier cette "précision" : "Contrairement à ce qui était indiqué dans la chronique de la semaine dernière, Geoffroy de Lagasnerie était âgé de 20 ans, et non de 15 ans, lors du début de sa relation avec Didier Eribon." Dont acte, mais ce qui interpelle dans cette affaire, au-delà de l’inconséquence de la publication initiale, c’est l'accusation à laquelle la chronique aboutit (toujours dans sa version corrigée). Expliquant que "le livre de Geoffroy de Lagasnerie est fondé sur l’expérience de sa propre relation amoureuse avec le philosophe Didier Eribon, de vingt-huit ans son aîné", le chroniqueur conclut qu'"on pourrait déceler dans sa prise de position des relents de la permissivité soixante-huitarde en matière de pédocriminalité, aujourd'hui unanimement rejetée dans l'enfer de Mai 68"

"Pédocriminalité", la grande confusion

D'où sort cette référence à la "pédocriminalité" ? Peut-être pourrait-on y déceler, à notre tour, un zèle de Libé à des fins d'auto-réhabilitation après les propres errements du journal sur le sujet à l'époque 68… Mais la story qui inspira cette chronique parlait également de "réhabiliter" la relation amoureuse des deux hommes – dont on ignorait qu'elle en avait besoin – parce qu'elle avait supposément démarré quand le plus jeune des deux avait 15 ans. Or, jusqu’à nouvel ordre, la majorité sexuelle est établie par la loi française à… 15 ans (art. 227-25 du Code pénal). Avec toutefois des garde-fous placés dans la loi pour empêcher les abus, ainsi résumés par le site du Planning familial : "Après 15 ans, s'il est d'accord, un.e adolescent.e peut avoir des relations sexuelles avec un adulte sauf si ce dernier est l'un de ses ascendant.e.s (parent, grand parent...) ou s'il est amené à s'occuper de lui/elle (beau parent, professeur, moniteur sportif, animateur....)". Quand bien même Didier Eribon aurait-il été le professeur d'un Lagasnerie âgé de 15 ans, c'était précisément l’âge d'Emmanuel Macron quand il rencontra la prof qui, de 24 ans son aînée, deviendra son épouse. Ni Libé ni aucun journal sérieux n'ont jamais évoqué à leur sujet de "pédocriminalité" mais curieusement, dans le cas supposé d’une relation homosexuelle, voici que le terme surgit.

L'épisode est donc d'autant plus frappant qu'il résonne directement avec le propos de Geoffroy de Lagasnerie. Car si celui-ci en vient à invoquer – à la fin du livre seulement – son compagnon et leur différence d'âge de 28 ans, c'est non pour réhabiliter ce qui n’avait pas besoin de l’être, mais pour appuyer sa réflexion sur l'établissement d'une nouvelle "norme du comportement sexuel", en l'espèce qui prohiberait les grands écarts d'âge : "Si nous nous étions séparés [avec Didier Eribon], j’aurais très bien pu me retourner sur mon expérience, dire que j’étais sous emprise et le faire tomber – et ça aurait été totalement accepté, ce qui est terrifiant." De fait, alors même qu'il se défende absolument d'être une victime, Libé en arrive à parler de pédocriminalité en évoquant son couple.

Une réflexion gay sur la politique de la sexualité

Plus largement, si Lagasnerie aborde la question des relations entre des adultes et des mineurs, c'est là encore pour alimenter sa réflexion sur la rigidité des normes en matière sexuelle, qu'il aborde du point de vue spécifique de l'expérience gay. "Nombreux sont les gays qui, après avoir eu des expériences sexuelles avec des hommes adultes quand ils avaient 13 ou 14 ans, ont raconté comment cela avait été libérateur pour eux par rapport à l’homophobie qu’ils subissaient, à l’enfermement familial, à la répression du désir, développe-t-il dans notre interview. Il est très important que celles et ceux qui ont été victimes prennent la parole, mais il ne faut pas que leurs paroles débouchent sur des régulations qui mutileront la vie de ceux qui n’ont pas été victimes ou ne le seront pas."

"Une des théories du livre, reprend-il plus loin, c’est que la sexualité, l’intimité, le désir sont des domaines complexes, pluriels, où il y a une infinité de rapports au corps, selon les individus." Un drame – hétéro – a d'ailleurs déjà illustré cette thèse dans la mémoire française : l'affaire Gabrielle Russier, enseignante de français à Marseille qui, en 1969 à l'âge de 32 ans, était tombée amoureuse de l'un de ses élèves, Christian Rossi, âgé de 17 ans. Étant en l'occurrence sa professeure, elle tombait sous le coup de la loi malgré la majorité sexuelle de son amant. Incarcérée pour "détournement de mineur" après que les parents de l'adolescent eurent découvert leur relation, elle s'était suicidée à la rentrée scolaire. "Ce n'était pas du tout une passion. C'était de l'amour. La passion, ce n'est pas lucide. Or, c'était lucide", témoignera Christian au Nouvel Observateur en 1971. Leur histoire donnera lieu au film Mourir d'aimer, porté par la chanson du même nom de Charles Aznavour.

La dépénalisation de l'homosexualité n'a que 40 ans…

En publiant une interview de Geoffroy de Lagasnerie sur son livre, TÊTU, faut-il le préciser, ne prend pas fait et cause : nous relayons simplement à nos lecteurs les pistes de réflexion qu'il ouvre. Et s'il est bien naturel qu'un livre de réflexion soit l'objet de contradictions, la dérive automatique du débat vers la pédocriminalité est ici d'autant plus inquiétante que l'âge de la majorité sexuelle a déjà été utilisé comme une arme contre les homos. Coïncidence, cette séquence intervient alors que nous ne fêtons en effet que le quarantième anniversaire de la loi ayant aboli la discrimination autour de la majorité sexuelle : avant 1982, celle-ci était à 18 ans pour les relations homosexuelles quand elle était déjà à 15 ans pour les relations hétérosexuelles. Ainsi était rétabli le "vieux délit d'homosexualité, rappelle dans une interview pour TÊTU le ministre de la Justice de l'époque, Robert Badinter, ressuscité en 1942 par le régime de Vichy"

Et voilà donc qu'à peine 40 ans après ce qu'on l'on considère à juste titre comme la "dépénalisation de l'homosexualité", un journal de gauche, à partir des justes questions soulevées autour du consentement par le mouvement #MeToo, porte un jugement moral à l'emporte-pièce, aux conclusions gravement accusatoires, sur la relation amoureuse d'un couple établi d'intellectuels gays. Donnant au moins raison à Geoffroy de Lagasnerie sur un point, qu'il relevait auprès de TÊTU : "Il existe une forme d’exceptionnalisme sexuel qui fait que, lorsqu’il s’agit de la sexualité, des militants ou des intellectuels semblent oublier tous les principes qu’ils déploient par ailleurs pour d’autres domaines."

À lire aussi : "Mon corps, ce désir, cette loi" : Geoffroy de Lagasnerie explique sa réflexion sur la politique de la sexualité

Crédit photo : Geoffroy de Lagasnerie, par Samuel Kirszenbaum pour TÊTU