billet"After Blue" de Bertrand Mandico : faux queer, vrai male gaze

Par Lesbien Raisonnable le 28/02/2022
cinema,after blue,after blue film,after blue critique,after blue avis,lesbien raisonnable,bertrand mandico

[BILLET] Acclamé par la critique et étiqueté "queer", le nouveau film de Bertrand Mandico, After Blue, est loin d'être aussi révolutionnaire que l'ambition affichée. En tout cas, Lesbien Raisonnable n'y a vu que que l'imaginaire masturbatoire d’un réalisateur aux fantasmes très classiques (et hétéros). Contre-critique.

Bertrand Mandico a réalisé une quinzaine de courts-métrages, pas mal de clips dont celui de Niemand pour Kompromat, mais le grand public le connaît surtout depuis son long-métrage de 2018, Les Garçons Sauvages. Un beau succès critique et en salle, dont on pouvait se réjouir tant le cinéma de Mandico est singulier et iconoclaste. La critique a décidé d’apposer à son cinéma l’étiquette queer alors qu’aussi étrange soit-il, son regard de cinéaste reste très rangé dans le droit chemin de l’hétéronormativité. Son dernier film, After Blue (Paradis Sale), en est un exemple sidérant.

À lire aussi : Bertrand Mandico, réalisateur d'"After Blue" : "J’ai toujours voulu être une actrice"

Réappropriation de l’esthétique queer

After Blue, c’est le nom de la planète où le réalisateur nous emmène. Un monde sans hommes, les femmes ayant fui la Terre qui a pourri. Mais rassurons le patriarcat : les symboles phalliques sont absolument partout dans le décor. Dès les premiers plans sur la plage, dans la forêt où une branche dégouline d’un liquide blanchâtre, dans les fusils et pistolets délicatement caressés, dans la forme de la nourriture… L’obsession génitale de Mandico est littéralement de tous les plans, c’en est presque gaguesque mais c’est surtout lourd comme de l’humour adolescent. 

Le cinéaste a bien compris une chose : l’esthétique queer, c’est cool. Alors il en jette partout, des paillettes : sur ses phallus décoratifs comme ailleurs. C’est doré, c’est coloré, c’est kitsch, c’est gluant et il y a même des quasi-licornes. C’est sûr qu’on est loin d’un gentil film propret du dimanche soir sur TF1. Mais les corps féminins, eux, sont très normés. La seule personne racisée du film – et d’ailleurs de son cinéma – est tuée dès le début. La caméra préfère s’attarder sur le corps nu et juvénile de Roxy (Paula Luna) plutôt que sur celui de sa mère Zora, incarnée par Elina Löwensohn, par ailleurs compagne de Mandico à la ville. À l’écran, des corps de femmes blanches, minces, valides, rien de nouveau sous le soleil d’After Blue.

Archi-classique structure narrative

L’héroïne s’appelle Roxy/Toxique, c’est une adolescente. Parce qu’elle a les cheveux décolorés, c’est le bouc-émissaire d’un groupe de jeunes filles, elles se battent, s’insultent, puisque les femmes ne peuvent s’empêcher de se chamailler, vous savez. Point de sororité, d’entraide ni d’amitié sur la nouvelle planète, il y est encore et toujours question de domination et de standards de beauté. Dans le dossier de presse du film, Mandico revendique l’influence des Guérillères de Monique Wittig, mais il y a méprise (ou foutage de gueule) : alors que l’autrice, en retour de hype depuis quelques années, renversait l’ordre patriarcal en écrivant un récit épique d’émancipation au féminin pluriel, le cinéaste cherche au contraire à faire rentrer dans le rang ses personnages.

Le film commence avec le choix de Roxy de déterrer une femme ensablée nommée Kate Bush (icône gay s’il en est), qui s’avère être une dangereuse criminelle. Elle tue les autres filles avant d’avoir une relation sexuelle avec Roxy. On découvre alors que Kate Bush est pourvue d’un troisième œil au niveau du sexe – ah oui, le motif du sexe féminin inquiétant et bizarre et monstrueux, on connaît.

Pour cette libération meurtrière, Roxy va être punie. On ne sort jamais du mythe du péché originel : Eve a croqué la pomme du jardin d’Eden, elle doit payer. Tout le film va raconter la quête de Roxy et de Zora pour la rédemption qui se résume à une mission : trouver et assassiner Kate Bush. Un fil narratif on ne peut plus classique qui rappelle le scénario d’un ennuyeux western, type chasseur de prime. Sur un autre niveau de lecture, aussi finement amené qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine, le film raconte la quête initiatique de Roxy : celle de son désir. Après sa "première fois", elle se masturbe ardemment, cachée dans sa chambre : visiblement, même dans un autre univers, la sexualité féminine sera toujours honteuse.

S’ensuit un interminable voyage où les éléments hostiles (la météo, la puanteur, la faim…) ralentissent la mission, dans la plus pure tradition des contes de fées. Le schéma déclencheur-péripéties-dénouement, j’ai appris ça en CM2, rien n’aurait évolué depuis, même dans le cinéma arty-edgy-queer ? À un moment de cette fastidieuse épopée, et ce fut là le coup de grâce pour moi, Roxy rencontre le seul mâle de la planète. Elle tombe littéralement à genoux devant lui et lui fait une fellation, comme irrésistiblement attirée par son pénis tentaculaire.

Un male gaze étouffant

Miracle ! L’hétérosexualité retrouvée fait avancer le récit : cet homme est un androïde appartenant à l’artiste Sternberg, incarnée par la malgré tout magnétique Vimala Pons. Elle va permettre aux héroïnes de localiser Kate Bush. Détail intéressant, l’androïde est aveugle, comme si Mandico se prémunissait de tout procès en male gaze. C’est raté : le regard masculin est absolument partout. Un exemple ? Cette scène de bain de jouvence où deux femmes se caressent langoureusement dans une sorte de jacuzzi, dans la plus pure tradition du porno pour hommes hétéros.

Après tout, me direz-vous, Mandico a bien le droit de faire ses films fétichistes. Son univers est riche, ses décors et ses choix esthétiques sont spectaculaires, on peut tout à fait apprécier qu’il aille au bout de ses délires. Mais que le film soit estampillé "queer", vraiment ? Où est la révolution, le renversement de l’ordre hétéronormatif là-dedans ?

Durée du film : 2h07 ; ressenti : 9h. Et passer 9h dans l’imaginaire masturbatoire d’un réalisateur aux fantasmes finalement très classiques et hétéros, je déconseille. Heureusement, les jeunes réalisateur·ice·s queer commencent à se faire entendre : Alexis Langlois, Naila Guiguet, Roxanne Gaucherand, entre autres, font des propositions artistiques singulières. J’ai bon espoir : le renouveau, c’est pour bientôt, et ce ne sera pas grâce à Mandico.

À lire aussi : "Il est elle" sur TF1 : la transidentité pour les cisnuls ?

Crédit photo : Northlight