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musiqueHip-hop : la France est-elle prête pour son Lil Nas X ?

Par Florian Ques le 25/04/2022
La France est-elle prête pour son Lil Nas X ?

Performances osées, clips suggestifs, paroles assumées... L'avènement du jeune rappeur ouvertement gay Lil Nax X aura secoué les États-Unis avec sa queerness insolente. Mais fera-t-il aussi trembler le hip-hop français ?

Avec 15 millions de singles écoulés, “Old Town Road” est devenu le morceau le plus vendu de l’histoire et le premier à avoir été 15 fois certifié platine aux États-Unis. Ce mélange de country et de hip-hop a propulsé Lil Nas X – Montero Lamar Hill, de son vrai nom – au pinacle, tandis que le rappeur le plus écouté de Spotify est tout ce que le conservatisme occidental déteste : un homme noir, gay, à la sexualité décomplexée, rencontrant un succès aussi insolent qu’inédit. Lors de sa sortie, le 17 septembre, son album inaugural, Montero, s’est immédiatement hissé au sommet des charts. Les critiques, élégiaques, ont loué ses productions léchées et sa musique hybride au croisement de la pop et du hip-hop.

"La société américaine était prête pour Lil Nas X"

“Le rap est une musique qui aime se mouvoir dans de nombreux genres musicaux, et ça fait une bonne décennie qu’on assiste à différentes fusions, explique Mehdi Maïzi, responsable de l’éditorial rap chez Apple Music. Lil Nas X vient concrétiser des années d’évolution.” Et pas seulement, car le rappeur de 22 ans invoque aussi un imaginaire novateur dans lequel il assume son homosexualité et ne craint pas de la mettre en scène avec, souvent, un sens de la provocation n’ayant rien à envier à la plus provoc des Madonna. En témoignent le clip blasphématoire de “Montero (call me by your name)”, où il twerke éhontément sur les cuisses de Satan, et la levée de boucliers que celui-ci a suscitée chez les esprits les plus traditionnels. “La société américaine était prête pour Lil Nas X, c’était le bon moment, affirme la journaliste Éloïse Bouton, fondatrice du média Madame Rap. Il y a eu des avancées dans la culture populaire et dans la société, où les questions féministes et LGBTQI+ sont devenues de plus en plus présentes. Ce qui casse vraiment les codes, c’est surtout qu’il soit aussi mainstream.”

Une question s’impose alors : existe-t-il un terreau aussi fertile en France ? “On est très en retard sur ces questions-là, souligne Éloïse Bouton. Aux États-Unis, c’est une autre histoire et une autre culture, c’est un pays qui est plus récent et qui bouge plus vite sur ces enjeux. Ici, dès que la société tend à davantage d’inclusion, il y a beaucoup de résistance. La société française est quand même très conservatrice, voire réactionnaire.” Mais des artistes, malgré les mentalités qui peinent à évoluer, essaient toutefois de trouver leur place.

"J’aurais adoré valoriser un homme gay mais je ne l’ai pas trouvé"

Sara Kheladi, réalisatrice du documentaire Queer sur BrutX,

Comme la rappeuse lyonnaise Lala &ce, qui dévoilait en janvier son premier album, Everything Tasteful, un concentré de mélodies hip-hop sensuelles au gré desquelles l’artiste, ouvertement lesbienne, évoque ses rapports intimes avec d’autres femmes. Audacieuse et assumée, cette proposition musicale est sans équivalent à l’échelle française. “Lala &ce est novatrice dans sa musique, appuie Mehdi Maïzi. On n’avait jamais eu d’artiste comme elle en France, et elle est complètement acceptée dans le milieu du rap.” Pour autant, en dépit d’une promotion efficace, Lala &ce ne bénéficie pas d’une mise en lumière similaire à celle de Lil Nas X, ni même des autres chanteuses queers du pays, comme Pomme ou Hoshi. “Le rap dit féminin, de la même manière que le foot féminin, est beaucoup moins visibilisé, déplore Éloïse Bouton. De fait, j’ai l’impression qu’une Lala &ce restera malheureusement plus anecdotique qu’un rappeur grand public qui revendiquerait haut et fort son homosexualité.” Une histoire de double standard... Sara Kheladi, réalisatrice du documentaire Queer sur BrutX, signale un retard à grande échelle : “Les femmes qui font du rap aux États-Unis ont une vraie crédibilité, parfois presque autant que les hommes. Mais en France, on est très loin derrière. Déjà que la visibilité des rappeuses françaises laisse à désirer, je me dis qu’un rappeur queer, ça n’est pas pour tout de suite chez nous.”

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“Au début, je ne voulais pas mettre en lumière que des meufs, explique-t-elle à propos de son docu, où elle s’immisce dans l’intimité de trois jeunes rappeuses de l’Hexagone. J’aurais adoré valoriser un homme gay mais je ne l’ai pas trouvé, même après avoir longtemps cherché.” Pour Mehdi Maïzi, il n’y a rien d’étonnant à cela : “C’est plus compliqué pour un homme gay de s’assumer, car le hip-hop est un milieu très masculin dans lequel l’image promue est celle du rappeur extrêmement viril, qui enchaîne les conquêtes féminines... La superstar du moment, ça reste Drake, dont le dernier album est une ode à la toxicité masculine.” Dans le rap français, même son de cloche. Le genre est fréquemment critiqué par certains cercles féministes qui condamnent les sorties sexistes de pontes comme Booba ou Damso. Et des relents homophobes criblent également les morceaux des années 1990 et 2000. Sur “On fait les choses”, Rohff affirmait notamment “en tant qu’anti-pédé, ton colon je viens briser”. Mais, depuis peu, on observe quelques évolutions. Ainsi, après s’être vanté, en 2015, d’être “complètement homophobe”, le rappeur Alkpote rétropédale quatre ans plus tard et fait son mea culpa en signant “Monarchie absolue”, une collaboration déroutante avec Bilal Hassani, ajoutant : “C’est une excellente façon de montrer que l’eau a coulé sous les ponts, et qu’on évolue tous, comme des Pokémon.” La même année, Nekfeu se positionne à son tour comme un allié, lâchant sa fameuse punchline “force à mes LGBT” sur son titre “Menteur menteur”. “Le rappeur type, ce n’est plus 50 Cent, garantit Mehdi Maïzi. Il faut un peu de temps pour déconstruire cette image, mais le travail a déjà commencé.”

D’ailleurs, la queerness et le rap ne sont peut-être pas deux notions aussi antinomiques qu’il y paraît. “Aux États-Unis, il y a une promiscuité historique entre la culture du hip-hop et celle des LGBTQI+, tient à rappeler Éloïse Bouton. Les premières soirées rap et la culture ball se sont développées dans les mêmes quartiers, là où les personnes queers, trans et racisées vivaient. Dans les balls, on dansait sur du hip-hop. Donc, pour moi, assister aujourd’hui à l’association de ces deux cultures dans le rap US, ce n’est pas du tout surprenant.” Or, si l’émergence et le succès d’une figure comme Lil Nas X semblent faire sens dans son pays d’origine, ce schéma paraît difficilement transposable de notre côté de l’Atlantique. “En France, on n’a pas du tout la même histoire du rap et de la culture hip-hop, c’est pour ça que ça prend davantage de temps, continue la journaliste. Il faut que la France se fabrique ses propres ponts entre ces deux milieux.”

Nouvelle génération

Un premier essai a été entrepris par Eddy de Pretto. S’il revendique une musique “non genrée”, sa prose se rapproche parfois étroitement du rap et y mêle des accents pop, une démarche créative faisant écho à celle de Lil Nas X. Mais là où le Français assume sa sexualité sans pour autant en faire un argument de vente, l’Américain fonce à toute berzingue dans ce qu’aucun autre chanteur homo n’avait osé faire jusqu’à présent. Sur scène, il galoche à pleine bouche son danseur, et, sur les réseaux sociaux, il nargue les homophobes avec un second degré affûté et n’hésite pas à se qualifier de power bottom – comprendre : un passif entreprenant – pour promouvoir son album. Car être gay ne nourrit pas seulement sa musique, c’est aussi une facette de son identité venant alimenter son image publique. Et quand le milieu du rap français, tant ses artistes que ses médias, ignore ostensiblement Eddy de Pretto, Lil Nas X est lui acclamé par des mastodontes du hip-hop américain, Kid Cudi en tête, qui affirme : “Ce qu’il fait est ce dont on a besoin aujourd’hui.” En revanche, lorsqu’il n’est pas soutenu, le jeune rappeur est frontalement désavoué par ses pairs, preuve s’il en est besoin que ce qu’il représente dérange et ne laisse pas indifférent.

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Aussi, la présence d’un Lil Nas X dans le rap est cruciale. À travers son identité et son vécu, il contribue au renouveau d’un genre qui, aux yeux du grand public, ressassait les mêmes thèmes – l’argent, le crime, les rapports de force – jusqu’à l’usure, et vient faire barrage à cette apologie d’une masculinité agressive et pernicieuse. “Les valeurs qu’il incarne sont inédites, pas dans la pop mais dans le rap, assure Éloïse Bouton. Pour moi, il s’inscrit dans une lignée d’artistes comme Little Richard ou Prince. La véritable nouveauté, c’est qu’il se définit comme rappeur, et donc que les questions d’identité qu’il porte viennent toucher cette musique prétendument homophobe et coincée.”

"Les maisons de disques ne se posent pas la question de l’inclusivité."

Mehdi Maïz

À une époque où les enjeux de visibilité LGBTQI+ sont de plus en plus d’actualité, espérer qu’un rappeur gay parvienne à s’imposer avec la même force dans l’Hexagone relève désormais du vraisemblable. Néanmoins, selon Mehdi Maïzi, mieux vaut ne pas trop compter sur les maisons de disques pour dénicher l’élu. “Je suis d’avis que ce sont les entreprises les plus bêtes et les plus méchantes du monde, avance- t-il. Elles cherchent juste la nouvelle star de demain. Si c’est une personne queer, alors elles iront dans cette direction. Mais les maisons de disques ne se posent pas la question de l’inclusivité. Il ne faut pas trop attendre d’elles, si ce n’est pour signer des gens ayant un potentiel commercial.” Selon l’animateur de l’émission spécialisée sur le rap Le Code, il s’agirait plutôt de prendre le problème à l’envers : “Le changement vient souvent du public, et, aujourd’hui, la jeune génération ne se pose plus les mêmes questions que les générations précédentes. Elle est beaucoup plus ouverte et intelligente que nous sur ces sujets, et c’est elle qui devrait pouvoir créer un terrain propice à l‘émergence de notre propre Lil Nas X.”

Certaines craintes méritent toutefois d’être soulevées, principalement en ce qui concerne l’instrumentalisation de l’identité LGBTQI+. “Les codes queers ne sont pas un accessoire de mode, alerte Éloïse Bouton. Malheureusement, comme il y a une place à prendre, c’est sûr que le premier rappeur qui va faire son coming out va se voir coller malgré lui cette étiquette pendant longtemps. Et ça peut être lourd à porter.” De l’importance, donc, de sensibiliser les médias au traitement qu’ils lui accorderont, à lui, mais aussi aux autres. Sur ce point, Sara Kheladi avertit : “Il y a une forme de pinkwashing dans le rap. Des artistes cis et hétéros comme Ichon jouent sur des codes queers. Ils capitalisent sur des combats et des peines qui ne sont pas les leurs. C’est facile d’enfiler une robe Dior pour un clip, mais pour ceux qui ont vraiment une expression de genre différente dans la vie de tous les jours, c’est beaucoup plus dur.” La vigilance doit aussi être de mise du côté du public.

À la question “la France est-elle prête pour son Lil Nas X ?”, il faut répondre avec mesure. L’évolution de la figure du rappeur loin des carcans machistes est de bon augure. Mais la société française est encore frileuse quant à l’acceptation des identités queers et des sujets qui en découlent. Pour autant, on peut être optimiste. “Les artistes LGBTQI+ existent bel et bien, confirme la créatrice de Madame Rap. Ce qu’il manque, c’est la volonté de les visibiliser et de les faire percer. Mais ils sont là, il n’y a qu’à les porter et les accompagner.” Parmi eux se cache peut-être notre futur Montero : un rappeur gay, fier de l’être, prêt à dézinguer les biais homophobes de la société à coups de punchlines acérées.

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Crédit photo : montage Vaadigm Studio