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interviewAugustin Trapenard : "Toutes mes interviews sont queers"

Par Franck Finance-Madureira le 06/05/2022
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Il sort de son "plumard" pour aller le matin chez France Inter, et y retourne régulièrement pour BrutX. Depuis ses premiers pas chez Canal+, le journaliste gay Augustin Trapenard a su imposer sa patte intime et queer dans le paysage médiatique français, rubrique culture. Rencontre.

Tous les matins de la semaine sur France Inter avec "Boomerang" et désormais sur BrutX avec "Plumard", Augustin Trapenard est devenu l’intervieweur culturel le plus suivi de France. À quelques jours de l’ouverture du festival de Cannes qui va le mobiliser pendant près de deux semaines, il s'est confié à têtu· pour évoquer sa façon de voir son métier et ce qu’un vécu minoritaire peut apporter à l’exercice du journalisme. Spoiler : il répond aussi bien aux questions qu’il les pose. 

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Comment définiriez-vous votre métier aujourd’hui et ses évolutions ? 

Augustin Trapenard : Mon métier, il est toujours le même, il s’agit de lire des livres, de voir des films et des spectacles, d’écouter de la musique et, surtout, de penser et de réfléchir à la façon dont je peux faire surgir du sens auprès d’un artiste. Je me suis toujours énormément intéressé aux médias et j’aime essayer de penser différemment l’art de l’entretien, de penser différemment la relation à l’artiste. Cela peut paraître une lapalissade mais, à la radio, je pense d’abord de façon sonore, c’est une création différente. L’idée c’est de réfléchir aux potentialités sonores de l’artiste pour qu’il se joue quelque chose.

Est-ce que vous faites ce dont vous rêviez plus jeune ?

Tout petit j’ai su que je voulais faire quelque chose avec les livres. Je m’enfermais dans les livres, c’était une sorte de refuge, de catalyseur d’ubiquité. Comme si je pouvais être partout et faire l’expérience d’une multitude de vies. La lecture agit sur le rythme cardiaque, qui devient plus lent et qui met dans une forme d’état second, on peut lire et réfléchir en même temps, s’identifier… c’est une sorte de pays, les livres. C’était mon truc. J’ai fait une formation pour devenir enseignant et je suis parti aux États-Unis. À mon retour, je me suis rendu compte d’une forme de mépris social en France dont les enseignants étaient victimes, ils n’étaient pas écoutés, c’était violent. J’ai décidé de devenir journaliste à ce moment, en commençant chez Elle et au Magazine littéraire. J’ai toujours aussi été extrêmement cinéphile et dans les formations que j’ai suivies pour les lettres, les outils du cinéma ont toujours été convoqués. J’avais même, très jeune, tenté la Fémis sans grande préparation. Mais je pense qu’en fait je ne suis pas un artiste mais un amateur d’art qui aime questionner et interroger.

Comme une fascination pour la question ?

J’aime les questions, les points d’interrogation. Je crois au pouvoir de la question, celle qui cadre, qui ne laisse pas en roue libre. C’est un objet esthétique qui permet d’ouvrir la réflexion. J’aime quand il y a ce silence de réflexion après une question, parce que cela veut dire que l’artiste prend du temps pour exprimer quelque chose qu’il n’a jamais dit. 

Une émission comme "Boomerang", leader sur sa tranche et dans son domaine, c’est un lieu de pouvoir. Est-ce que ce grand pouvoir donne aussi de grandes responsabilités ?  

Très clairement ! Il ne faut jamais oublier qu’au théâtre, celui qui parle c’est celui qui a le pouvoir. Une émission de service public engage à porter du sens, de la connaissance et des émotions, des sensations. Il ne faut jamais oublier ça à la radio. Faire une émission avec Kae Tempest, poète anglais·e non-binaire, sur le service public avec 2 millions d’auditeurs en utilisant le pronom "iel", c’est rare donc c’est important. C’est aussi de notre devoir de faire exister l’éclectisme du champ culturel en termes d’arts, de publics, de tonalités, de genres, d’âges et d’origines. C’est un enjeu fondamental du service public. 

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C'est une responsabilité supplémentaire d'être un journaliste ouvertement gay ?

On a beau nous vendre un principe d’objectivité journalistique, on parle toujours d’où on est. Il ne s’agit pas de déconstruire pour déconstruire mais simplement d’interroger. Quand on est gay, on fait partie d’une marge, on regarde de l’extérieur le discours normé et dominant. Dire, comme le font certains mouvements d’extrême droite, que "l’idéologie LGBT" est devenue centrale, c’est une forme de folie.

Cela influe-t-il sur votre métier ?

M'être construit dans la marge fait que je suis si capable de me taire et d’écouter parce que je sais trop bien qu’il n’est pas rare qu’on nous vole notre parole de concernés. Si je m’intéresse autant aux discours d’une militante afroféministe, d’une personne transgenre ou à la parole heurtée et folle d’un Nicolas Maury sur son enfance, c’est parce que j’ai vécu, moi aussi, la difficulté à m’exprimer. Quand ces paroles parviennent à surgir, c’est toujours un miracle. Mon but ne sera jamais d’invisibiliser une parole dominante mais c’est en faisant exister les paroles qui ne sont pas dans la norme qu’on peut faire exister le dialogue.

Le fait d’être gay et de ne pas vous en cacher a-t-il pu vous nuire parfois professionnellement ?

J’ai pu en faire un étendard mais plutôt dans la sphère privée, dans d’autres cercles. Je tiens toujours à préciser que je suis extrêmement privilégié car j’ai grandi dans une famille très aimante pour qui mon coming out n’a jamais été un problème. Mais j’ai quand même grandi dans cette forme de marge qu’on évoquait. On apprend à vivre comme ça et on laisse passer beaucoup de choses même si on entend, aussi bien dans des cadres privé que professionnel, des paroles blessantes, des remarques désagréables. Je pense que l’intime est profondément politique et que la marginalisation ou la stigmatisation dont on peut faire l'objet dit aussi quelque chose de très fort. Quand j'arrive à France 24 en tant que jeune journaliste pour un test devant toute la rédaction en régie et que, pour me détendre, le journaliste tente de me mettre à l’aise en me demandant ce que j’ai fait de mon week-end et avec qui, c’est une sorte de coming out forcé. Aujourd'hui tout évolue, et je me rends compte que dans les jeunes générations il n’y a presque plus ce sujet du coming out. Même s’il y a toujours des opposants et qu’un mot comme "woke", qui veut dire éveillé, devienne une insulte m’étonnera toujours. Quant à moi, professionnellement, je me lâche beaucoup plus, j’ai moins peur. Proposer un autre regard en tant que personne gay, c’est une de mes fiertés, c’est important et nécessaire et je pense que toutes mes interviews sont queers !

Tout comme les idées de "communauté" ou de "gaze", qui sont plutôt mal comprises en France ? 

Oui ! J’appartiens, comme tout le monde, à une multitude de communautés, y compris des communautés dominantes qu’il ne faut pas oublier puisque je suis blanc, bourgeois, journaliste, homosexuel… Je remets souvent en cause mon "white gaze" ou mon "bourgeois gaze" ! Les grands défenseurs d’un universalisme radical jusqu’à l’absurde bloquent sur cette idée de déconstruction du regard et nous empêchent d’appartenir à plusieurs communautés. Je suis universaliste moi aussi, mais il ne faut pas oublier que cet universalisme se heurte chaque jour au réel : pour trouver du travail, un appartement… 

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Crédit photo : Philippe Mazzoni