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spectacle"Dystopia" : la suite du succès "Un Poyo Rojo" entre rires et grimaces

Par Aurélien Martinez le 21/10/2022
Dystopia

Après avoir conquis le monde grâce à Un Poyo Rojo, les Argentins Alfonso Barón et Luciano Rosso dévoilent Dystopia, spectacle qui tente, avec toujours beaucoup d’humour et de références queers, d’ausculter les bruits de notre société contemporaine. À voir jusqu’au 30 octobre au Théâtre du Rond-Point (Paris), là où nous avons rencontré le duo et tenté de dissiper avec eux quelques malentendus – qui, spoiler, n’en étaient pas…

Tout commence il y a quinze ans à Buenos Aires, en Argentine. Deux jeunes artistes, Luciano Rosso et Nicolas Poggi, décident de monter un duo, épaulés par le metteur en scène Hermes Gaido. "À la base, on voulait faire une pièce de danse contemporaine ou de théâtre abstrait. Comme Nicolas et moi étions en couple à l’époque, Hermes a lancé l’idée de raconter notre histoire", nous explique Luciano Rosso. Ce sera Un Poyo Rojo ("un coq rouge"), aventure entre danse, théâtre physique et acrobaties qui place les deux hommes dans un vestiaire et les laisse interagir sans un seul mot. Tension homoérotique assurée, en plus d’un questionnement très drôle sur la masculinité.

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Le succès est immédiat. "La pièce est vite devenue culte. On jouait dans une salle de théâtre sans habilitation, le public venait quand même ! Certains disaient carrément aux gens qui arrivaient à Buenos Aires : tu dois absolument aller voir ce spectacle", se souvient le metteur en scène Hermes Gaido. "Même des personnes très connues de la télé venaient !", renchérit Luciano Rosso. Mais, après un an et demi d’exploitation, Nicolas Poggi quitte le projet, remplacé par Alfonso Barón. Luciano Rosso : "En quelques mois, Alfonso s’est totalement approprié le rôle, c’est incroyable !"

L’exploitation argentine suit son cours, jusqu’en 2014, année où une boîte de production française les invite dans le off du Festival d’Avignon. Mission acceptée. Sur place, le bouche-à-oreille phénoménal lance la carrière internationale du spectacle, donné plus de 1.000 fois dans une vingtaine de pays depuis sa création en 2008. Et ce n’est pas fini, Un Poyo Rojo tournant encore et encore, avec les deux mêmes interprètes : malgré les sollicitations afin de démultiplier les possibilités de tournée, Alfonso Barón et Luciano Rosso n’ont jamais voulu transmettre leurs rôles à d’autres artistes – on leur a notamment soumis l’idée de les confier à un duo féminin, ce qui aurait pu être intéressant !

Du vestiaire au monde

Comment imaginer un second spectacle après un tel succès ? La question a longtemps tourmenté le trio. Proposer une suite dans le même style que l’original ? Créer une pièce totalement différente avec d’autres interprètes ? Utiliser cette fois la parole ? C’est pendant le confinement que leur vision s’affine. Si Un Poyo Rojo n’évoquait pas frontalement notre époque, leur prochain projet le fera, et ce en changeant complétement de forme. C’est parti.

Nous voici au Théâtre du Rond-Point (Paris), pour les premières dates françaises du spectacle qui a vu le jour cet été à Madrid. Quand le public entre dans la salle, des images d’Un Poyo Rojo sont projetées. Noir. Alfonso Barón et Luciano Rosso arrivent sur le plateau, perruqués, en talons et vêtus de combinaisons vertes moulantes, derrière un fond lui aussi vert. Grâce à un looper, ils entament une danse langoureuse, en ombres chinoises, sur leur propre voix en guise de rythme. Queer à souhait, surtout quand la chorégraphie déraille façon combat de coqs. Le public est ravi, la magie de leurs corps opère toujours.

Puis les deux hommes apparaissent en vidéo au-dessus du plateau, là aussi perruqués façon youtubeuses survitaminées connaissant tous les codes du web, jusqu’aux placements de produits les plus absurdes. À travers ces personnages qui les interviewent (en français), Alfonso Barón et Luciano Rosso reviennent sur leur incroyable succès, devenant les invités d’un drôle de show les mettant doublement en scène. Sauf que rien ne se passera comme prévu pour, là aussi, le plus grand plaisir du public…

Gloubi-boulga inattendu

Dystopia, c’est donc un spectacle qui se joue des codes de notre époque. La note d’intention est sur ce point explicite : "Dystopia a été pensé sur la route, dans les aéroports, les gares, dans les chambres d’hôtel de cette tournée internationale qui n’en finit plus. La distance et cette vie nomade ont renforcé un lien spécifique avec les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu pour rester à l’écoute des bruits du monde, notamment ceux d’Argentine. Ce flux d’informations de différentes qualités et de différentes natures est le point de départ et le matériau premier de cette nouvelle création."

Dans une scénographie très technique, avec fond vert, écrans et animations lancées en direct par le metteur en scène depuis sa régie dans les coulisses, Alfonso Barón et Luciano Rosso se moquent ouvertement des codes d’une société qu’ils jugent folle. Dans différents tableaux, ils poussent leur jeu loin. Avec, comme toujours, le rire en guide s’exutoire. Et ça fonctionne, tant la maîtrise technique évidente leur permet de nombreuses facéties réseaux sociaux compatibles – une série de chorégraphies et lip syncs réalisés devant le fond vert et retransmis en direct sur l’écran ; une séquence où ils font parler une banane scotchée à un mur, véritable œuvre de Maurizio Cattelan vendue 120.000 dollars... Rires garantis.

En 1h10 de représentation, le duo en met ainsi plein la vue, plein les oreilles, mais également plein le cerveau, semblant vouloir nous dire beaucoup de choses. Notamment dans une partie, aux deux-tiers du spectacle, qu’ils amorcent en campant deux fans hystériques d’Un Poyo Rojo. Grâce au principe des filtres, ils donnent à voir une série de personnages, certains dérangeants. Alfonso Barón : "On est partis de vidéos en ligne parfois plus caricaturales que ce qu’on en a fait ! On propose un miroir de la société, à chacun de voir dans quel personnage il se retrouve." Quitte à mettre tout le monde au même niveau, réactionnaires comme progressistes, puissants comme faibles, questionnements sur le genre, le racisme ou encore les enjeux climatiques et, par exemple, délires complotistes ? Nous voilà perdus, voire agacés, devant ce gloubi-boulga difficile à appréhender.

"On devrait tous parler ensemble, alors qu’on voit plutôt, dans le monde, une radicalisation des opinions, avec des camps qui s’opposent sans s’écouter."

En interview, le trio assume pleinement sa démarche. Alfonso Barón : "Avec Dystopia, on a voulu travailler sur la liberté d’expression en mettant en avant des choses sur lesquelles il est politiquement incorrect d’échanger." Devant notre perplexité, il développe : "On parle beaucoup par groupe : le groupe LGBT dit ça, le groupe héréro dit ça, le groupe féministe dit ça… Mais on devrait tous parler ensemble, alors qu’on voit plutôt, dans le monde, une radicalisation des opinions, avec des camps qui s’opposent sans s’écouter."

S’ils reconnaissent que leur démarche crispe une partie du public, Alfonso Barón, Luciano Rosso et Hermes Gaido sont convaincus que c’est leur "rôle d’artistes d’alerter" – ils nous l’ont plusieurs fois répété. D’où le titre du spectacle (dystopie en français), à prendre pour eux comme un "avertissement" face à ce que l’humanité pourrait devenir. Ok. Mais c’est aussi notre rôle de spectateurs a priori amoureux de leur univers (toujours présent) de les trouver finalement parfaitement en accord avec une époque sans filtre qui, de Twitter à Facebook, de TikTok à Instagram, de Snapchat à, maintenant, la salle de théâtre, place violemment toutes les paroles au même niveau dans un grand éclat de rire.

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> Dystopia, au Théâtre du Rond-Point (Paris) jusqu’au 30 octobre (tournée nationale en cours de construction).
> Un Poyo Rojo, en tournée à Saint-Étienne-du-Rouvray, Troyes, Noirmoutier-en-l’Île, Salviac…
> Apocalipsync (solo de Luciano Rosso), en tournée à Rosny-sous-Bois, Saint-Gratien, Antibes, Montivilliers, Paris, Sarcelles, Genas…

Crédit photo : Hermes Gaido