éditoCorps exilés, corps queers, corps traqués

Par Thomas Vampouille le 02/12/2022
Florian Salabert pour têtu·

Cet édito introduit le numéro hiver 2022/2023 de têtu·, disponible chez vos marchands de journaux.

Rendre leur vie impossible. M. Darmanin, ministre de l’Intérieur, a ordonné cet automne publiquement aux préfets de France de rendre la “vie impossible” aux personnes exilées chez nous sans des papiers en règle. Comme celle qu’ils ont laissée là-bas, en somme, car pourquoi, sinon, quitterait-on absolument tout pour embarquer, une nuit, à fond de cale d’un rafiot ou sur un pneumatique, dans une traversée de la Méditerranée à l’issue bien incertaine, si ce n’est précisément pour fuir une vie devenue impossible ?

La vie impossible, c’est celle que les mêmes préfets étaient chargés de nous mener, aussi, jusqu’en 1982, par la loi française, celle dont nous avons commémoré cette année avec vous les 40 ans de l’abolition – grâces définitivement rendues à Gisèle Halimi et Robert Badinter. Alors, pour rendre la vie impossible, à moins de savoir faire advenir une catastrophe naturelle ou d’affamer les pauvres gens, il ne reste qu’une solution : les persécuter. On le faisait il y a donc quarante ans, dans les rues de Paris, dans ses caves, on y chassait les homos. Si possible les prendre la bite à la main, les piéger, comme dans la backroom d’un bar parisien, Le Manhattan, en 1977. Exilés dans nos propres villes, nos rues, mais à qui sont ces rues, ces vies ? Ce sont les nôtres, corps pourchassés, traqués, vie réprimée, au placard. Arrête avec tes mensonges, Philippe Besson l’a écrit pour nous dire la vie impossible de Thomas, qui finira par se tuer parce qu’il étouffait plus encore en vie que mort. “Les nuits rongées par le dégoût de soi-même”, écrit Stefan Zweig, lui-même suicidé en 1942. Dans d’autres nuits fauves, de nos jours, des hommes continuent de traquer nos failles et de nous piéger, via les sites de rencontres par exemple ou autour de nos lieux nocturnes, pour nous détrousser, voire nous violer ou bien nous mettre à mort. Queericides, Animals.

La vie impossible, c’est encore l’amendement scélérat de Mme Bergé : alors qu’il est crucial de porter ensemble le droit à l’IVG dans la Constitution, et avec lui d’emporter dans notre loi fondamentale la liberté de toute personne à disposer de son propre corps, la députée macroniste a fait remplacer “nul ne peut être privé” par “nulle femme ne peut être privée du droit à l’interruption volontaire de grossesse”. Explication donnée : il s’agirait de “garantir que des tiers ne puissent en aucune manière interférer dans le choix libre d’une IVG”. Foutaise, tout le monde l’aura compris, puisque suivant une telle interprétation des choses, une femme tiers pourrait toujours, malgré cette précision, l’imposer à une autre, par exemple à sa fille. Dans cette “expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps” (Annie Ernaux, Prix Nobel) qu’est l’avortement, l’état civil n’a pourtant rien à faire. La crispation transphobe, car il s’agit de cela, est incompréhensible – hommes trans : vous ne pouvez pas être enceints, mais vous ne pourrez pas non plus avorter… Fantasmes partout, raison trop rare, n’en finira‑t-on jamais ?

En 2023, ça fera seulement dix ans qu’on a le droit, n’en déplaise aux réacs de tout poil, de se marier, ou pas. Auparavant, les homos étaient des citoyens de seconde classe – on nous rendait la vie impossible. Nous sommes les marges qui vous parlent.

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Illustration Florian Sarabert pour têtu·