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dossierFace à la circonstance aggravante d’homophobie, les errements de la justice

Par Youen Tanguy le 14/04/2023
Guet-apens homophobe, notre dossier dans le magazine têtu·

[Article et dossier à lire dans le têtu· du printemps] C’est une affaire presque banale, quelques lignes dans la rubrique des faits divers : quatre hommes gays attirés sur un site de rencontres puis détroussés sous la menace d’un couteau. Elle n’en est pas moins représentative des hésitations de la justice au moment de juger les guets-apens homophobes…

Illustration : Romain Lamy

Dans le box des prévenus se tient Iliès, un jeune homme de 25 ans, de taille moyenne, les cheveux courts et la barbe clairsemée. Il paraît serein, bien qu’il sorte de détention provisoire, un bras dans le plâtre. Ce jour de début février, il comparaît devant la 23e chambre du tribunal correctionnel de Paris, celle des comparutions immédiates, pour extorsion en raison de l’orientation sexuelle, vol avec violences ayant entraîné plus de huit jours d’interruption temporaire de travail (ITT), et injures non publiques en raison de l’orientation sexuelle. Il risque le maximum dans ce genre de procédure : dix ans de prison.

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Seules deux victimes sur les quatre du dossier sont présentes à cette audience. Ces quatre hommes ont été piégés au cours de l’automne 2022 lors de rendez-vous fixés sur des sites de rencontres comme coco.fr – dont têtu· avertissait des dangers dans son numéro 229. Le mode opératoire de leur agresseur était rodé : il leur donnait son adresse, un immeuble du 18e arrondissement de Paris – où il vit chez ses parents –, les emmenait dans les caves et les y menaçait avec un couteau pour les détrousser.

Des "faits gravissimes" qualifiés en délit

Étrange : l’usage d’un couteau n’a pas été retenu par le parquet, ce qui entraînerait un renvoi en cour d’assises. D’ailleurs les avocats des parties civiles s’en plaignent : “Vous ne pouvez pas accepter cette correctionnalisation, car les faits sont gravissimes et n’ont pas lieu d’être jugés devant vous, plaide ainsi Maître Caroline Martin-Forissier. Il serait simpliste de faire abstraction de l’arme.” Pour permettre un jugement rapide, le parquet a néanmoins qualifié les faits en délit plutôt qu’en crime.

La première victime identifiée, c’est Victor*, un photographe de 26 ans qui se trouvait en déplacement professionnel à Paris, le 27 novembre. “Lorsque je suis arrivé devant chez lui, il était pressant, témoigne-t-il auprès de têtu·. J’ai vite compris que nous allions dans les caves. Une fois en bas, dans un cul-de-sac, il a sorti un couteau : « Si tu cries, je t’égorge. Je sors de l’hôpital psychiatrique, j’ai rien à perdre. » J’étais tétanisé. Il regardait dans le vide en aiguisant sa lame sur le mur. Il semblait être en train de décider de mon sort : me tuer ou me laisser partir…”

"Il a soulevé son pull, sorti une feuille de boucher de son pantalon et me l’a mise sous la gorge."

Quelques jours plus tard, c’est au tour de Loïc*, 28 ans, et de Marc*, 31 ans, à quelques heures d’intervalle. “T’as l’habitude de faire des plans cave ?” a demandé le premier une fois arrivé. “Pas mal ces temps-ci”, lui a répondu l’homme qui, en bas, lui ordonne : “Pose ta veste, ton écharpe et mets-toi à quatre pattes.” Loïc s’exécute : “Il a soulevé son pull, sorti une feuille de boucher de son pantalon et me l’a mise sous la gorge, se remémore le jeune homme, toujours bouleversé. Il m’a dit : « Si tu parles, si tu hurles, je t’égorge. » Puis il m’a demandé de m’allonger sur le ventre et s’est assis sur moi, le couteau toujours sous ma gorge. Il savait exactement ce qu’il faisait. Je me suis dit « ça y est, c’est mon tour, je vais mourir ».” C’est à ce moment que fusent les premières insultes homophobes : “Sale gros pédé” ; “sale gros pédé de merde”.

Un mode opératoire rôdé

Une fois au sous-sol, il m’a tiré les cheveux et m’a mis à genoux, se souvient de son côté Marc. Il m’a mis le couteau sous la gorge : « C’est comme ça que je traite les pédés. » Tout ce qu’il faisait semblait très rodé. J’avais l’impression que c’était un jeu pour lui. Il a aiguisé son couteau sur la tuyauterie et m’a expliqué en montrant mon cœur qu’il pouvait très bien le planter.”

“Tu vas compter deux minutes et tu pars.”

Après avoir dépouillé ses victimes de leur argent liquide et de leur téléphone portable (qu’il prenait soin de faire déverrouiller), l’agresseur leur ordonnait de se mettre à plat ventre, les mains dans les poches, et leur jetait des chaises en plastique dessus : “Tu vas compter deux minutes et tu pars.”

C’est seulement avec la quatrième victime, le 17 décembre 2022, que ce ballet sinistre s’est interrompu. Menacé avec un couteau, Adam*, 43 ans, a “tout de suite pensé à un guet-apens homophobe”, mais à l’inverse des autres victimes il refuse de donner son téléphone. “Je vais te tuer sale pédé, c’est ça que je fais aux pédés”, lui aurait dit l’agresseur en le frappant. Adam est blessé à la main, mais riposte. “Je lui ai finalement donné mon portable et il m’a intimé de partir en hurlant”, se rappelle-t-il. Une fois sorti de l’immeuble, il se réfugie dans une pharmacie où on lui administre les premiers soins. La police est avertie et arrête le suspect le 21 décembre.

Des guets-apens aux conséquences lourdes

Adam a été opéré de la main et le médecin lui a délivré 15 jours d’ITT. “Je ne peux pas la bouger complètement, atteste-t-il deux mois après les faits en nous montrant sa cicatrice entre le pouce et l’index. Ça m’handicape clairement au quotidien.” Et les traumatismes ne sont pas seulement physiques. “Après l’agression, je me suis enfermé chez moi, je ne voulais voir personne, confie-t-il. Je dormais très mal.”

“Les jours qui ont suivi l’agression, j’étais complètement parano, raconte aussi Loïc. Dès que je sortais dans la rue, j’avais l’impression que tout le monde pouvait être son complice. J’ai même pensé à changer de quartier.” Marc, lui, a mis plus du temps à en ressentir les séquelles : “Je dors de moins en moins bien et je me réveille plusieurs fois par nuit, explique-t-il dans un haussement d’épaules. Je sens aussi que je suis plus irritable au travail et que j’ai du mal à me concentrer.” Ce guet-apens a également affecté la vie sentimentale et sexuelle de tous ces hommes. “Je suis retourné sur le site, mais je ne vais pas plus loin que des discussions, confie Marc. J’évite les rencontres.” Adam, lui, n’a plus fait de plan depuis l’agression et se dit “inquiet” à l’idée d’en refaire un jour.

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Le motif homophobe

Si tous ces détails du dossier n’ont pas été étudiés par les juges de la 23e chambre, ces derniers ont néanmoins relevé qu’on y trouvait des “éléments criminels”. “Le tribunal n’a d’autre choix que de renvoyer ce dossier auprès d’un juge d’instruction”, a déclaré la présidente après le délibéré. Quelques heures plus tard, Ilès reste donc présumé innocent mais mis en examen et placé en détention provisoire. Le juge d’instruction va ainsi pouvoir mener une enquête plus poussée : rechercher d’autres victimes ou des complices potentiels, demander de nouvelles expertises sur les conséquences physiques et psychologiques pour les victimes, etc.

"Est-il dans le rejet ou le déni de sa propre homosexualité, ou dans la haine de celle des autres ?"

Pendant plusieurs semaines, le mis en examen, qui dit être marié religieusement avec une femme depuis plus d’un an, a échangé avec des dizaines et des dizaines d’hommes sur des sites de rencontres. Des échanges où il pouvait parfois tenir des propos à caractère sexuel très crus. Autant d’éléments qui conduisent l’avocat d’Adam à penser que le mobile financier ne tient pas la route. “Il a admis devant le tribunal avoir vendu les trois téléphones pour un total de 200 euros, souligne Maître Michaël Bellée. Il aurait donc monté toute cette opération pour un gain si faible ? Ça me paraît totalement disproportionné. Est-il dans le rejet ou le déni de sa propre homosexualité, ou dans la haine de celle des autres ? L’instruction permettra, je l’espère, de déterminer les causes réelles qui ont poussé cet homme à agir.”

Si le mis en cause nie fermement avoir proféré des injures homophobes et martèle qu’il voulait juste arrondir ses fins de mois et faire des cadeaux à ses proches pour les fêtes de fin d’année, il reconnaît avoir spécifiquement ciblé les hommes gays, considérant qu’ils sont plus actifs sexuellement, donc plus enclins à se déplacer, mais surtout plus vulnérables. Lors des discussions préalables sur internet, il s’enquérait d’ailleurs de la taille et du poids de ses futures rencontres, pour s’assurer de ne jamais se retrouver face à un homme qui aurait l’avantage physique sur lui.

La circonstance aggravante

Le parquet a choisi de ne pas retenir la circonstance aggravante d’homophobie pour le vol avec violences, sans quoi l’affaire n’aurait pas pu passer en comparution immédiate. En revanche, elle aurait pu être retenue lors du passage devant le juge d’instruction, mais le suspect n’est mis en examen que pour extorsion avec arme, vol avec arme ayant entraîné plus de 8 jours d’ITT et injures non publiques commises en raison de l’orientation sexuelle. Des qualifications qui peuvent mener à la cour d’assises, et sont passibles de trente ans de prison. La circonstance aggravante d’homophobie n’a quant à elle été retenue que pour l’injure ; elle pourra certes être rajoutée au cours de l’instruction, et faire risquer à l’accusé la perpétuité. En l’état, “cette décision est incompréhensible et contradictoire, estime Maître Jean-Baptiste Boué-Diacquenod. Toutes les victimes sont gays et ont été visées pour cette raison précise. La circonstance aggravante liée à l’orientation sexuelle des parties civiles devra donc nécessairement être retenue, indépendamment de ses motivations.

"Bien souvent, le parquet écarte dans ses poursuites cette circonstance aggravante au motif qu’elle ne serait pas suffisamment étayée ou serait uniquement fondée sur les déclarations du plaignant."

Maître Jean-Baptiste Boué-Diacquenod

L’avocat note cependant que cette circonstance aggravante n’est pas bien appréhendée par la justice : “Les juges savent réprimer les actes homophobes, mais encore faut-il qu’ils en soient saisis, expose-t-il. Bien souvent, le parquet écarte dans ses poursuites cette circonstance aggravante – le privant d’un véritable débat en audience – au motif qu’elle ne serait pas suffisamment étayée ou serait uniquement fondée sur les déclarations du plaignant. Les dépôts de plainte et leur suivi ont été améliorés ces dernières années, il faut maintenant que le reste de la chaîne pénale suive.”

Mais les victimes ne sont pas toujours du même avis : deux d’entre elles auraient ainsi préféré que l’affaire soit jugée en comparution immédiate. “Juger les faits aujourd’hui serait un signal plus fort que d’attendre plusieurs années, compte tenu des délais d’audiencement aux assises”, avait ainsi plaidé Maître Jean-Baptiste Boué-Diacquenod. Loïc, présent à l’audience, souhaitait en finir vite : “Je veux juste retrouver une vie normale.”

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*Les prénoms ont été modifiés.