En ce printemps qui nous amène la journée internationale de lutte contre l'homophobie avant le mois des Fiertés, Mediapart et têtu· alertent – le premier par un documentaire édifiant, et nous par un dossier spécial – sur un phénomène systémique qui n'a jamais cessé de s'amplifier : les guets-apens ciblant des gays partout en France, chaque semaine, via internet et les applis de rencontre. Un fléau face auquel les réponses policière et pénale ne sont pas encore à la hauteur.
Il fallait bien la voix d'Eddy de Pretto pour nous accompagner sans trop de dommages dans ce film. Dans Guet-apens. Des crimes invisibles, le nouveau documentaire de Mediapart, l'interprète de "Kid" nous conduit dans les méandres d'un phénomène qui n'a pas faibli depuis que l'homosexualité est dépénalisée en France : le ciblage par des hommes d'autres hommes, gays, en vue de les voler ou simplement de les humilier, de les frapper en tout cas, défoulant sur eux la violence de leur homophobie, bref, comme le résume une victime dans le film, de "casser du pédé, c'est comme ça qu'on dit je crois"…
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Ce phénomène des guets-apens homophobes, les trois journalistes de Mediapart, David Perrotin, Sarah Brethes et Mathieu Magnaudeix, l'ont décortiqué avec soin, et en déplient durant 65 minutes les tenants et les aboutissants, "vertigineux", souffle en essuyant une larme Vincent alors qu'il s'apprête à assister au procès de ses agresseurs. La "peine sans fin" qu'il décrit, c'est la déchirure intime que constitue, dans nombre de vies gays ou queers, ce moment où beaucoup d'entre nous avons éprouvé, dans notre chair, la violence soudaine et décuplée de l'homophobie, animale, anéantissante.
La violence homophobe sous les radars
Mediapart ne fait pas ici qu'un travail d'enquête sur ce phénomène mais l'incarne, en faisant témoigner des victimes, à visage découvert ou non. "C'est parce que je suis gay que j'ai été poignardé (…). On peut mourir d'être simplement soi", constate Kevin, 36 ans. Dans le récit de son agression en 2019, on perçoit la terreur toujours vivace du souvenir de ce mec rencontré sur internet, avec qui le jeune homme avait discuté durant trois jours, s'échangeant des messages vocaux sur Snapchat avant que le type s'avère bourreau, l'attendant la nuit de leur première rencontre avec deux complices et un couteau qui lui a traversé le poumon. "J'ai rigolé, moi, avec la personne qui m'a poignardé, j'ai éclaté de rire avec cette personne avant que ça m'arrive", ressasse le garçon trahi et laissé pour mort, cette nuit-là, sur un trottoir de Drancy.
Les images de vidéosurveillance obtenues par Mediapart sont évidemment glaçantes. Puis l'on enrage avec la mère de Kevin, qui prend la parole, rappelant que les victimes ne sont pas que des hommes gays mais aussi des enfants de, et là on a touché à son enfant : "J'aurais été prête à tuer, je ressentais une haine, énorme, un truc que je n'avais jamais ressenti dans ma vie". "Ce qu'on a vécu, c'est la négation de notre humanité", analyse Vincent, qui lui se rappelle son passage à tabac, un soir d'été au parc Micaud de Besançon, et le sadisme et la jouissance des douze gamins qui venaient s'amuser à taper des homos sur ce lieu de rencontres, et prenaient leur pied à humilier leurs victimes. Les journalistes, et c'est rare, ont aussi rassemblé les témoignages de deux agresseurs, dont l'un admet que "c'était hyper hardcore", et l'autre s'étonne encore de la facilité avec lesquels des hommes gays peuvent se faire entraîner dans de tels guets-apens, via Grindr ou des sites comme Coco, où les homophobes ont compris qu'ils pouvaient venir les traquer : "Ça marche à tous les coups, ils ont l'air plus faibles, ils sont naïfs aussi…".
Si le ciblage des homos à partir de préjugés à leur endroit suffit à signer l'homophobie de ces crimes, cette circonstance aggravante peine encore à être reconnue par la police et la justice, pour des raisons que Mediapart explore, comme le fait notre dossier sur le sujet dans le magazine en kiosques. Et pourtant ce phénomène est ancien, systémique, et il ne recule pas. Mediapart aboutit à la même estimation que têtu· concernant son ampleur : une victime de guet-apens homophobe par semaine en France, en moyenne. On pense aux quatre victimes sur cinq de violences anti-LGBT qui n'osent pas porter plainte, et avec la voix d'Eddy de Pretto nous demandons : "Pourquoi l'homophobie est-elle si souvent effacée par la justice ?" Combien faut-il de victimes hebdomadaires pour que ce phénomène soit identifié, et combattu comme tel, par toute la chaîne policière et juridique ? Une question se pose plus largement à nous, collectivement : comment éteindre à la racine cette haine homophobe qui continue d'ensanglanter nos existences ? En commençant, déjà, par en parler, comme le fait ce film édifiant.
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