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dossierDu guet-apens au massacre : pourquoi les crimes homophobes sont-ils si barbares

Par Morgan Crochet le 14/04/2023
Dossier sur les guets-apens homophobes à lire dans le magazine têtu·

[Article à retrouver au sein de notre dossier sur les guets-apens homophobes dans le magazine du printemps] Les agressions homophobes se caractérisent bien souvent par une violence extrême, proche du déchaînement, et qui peut aboutir à des queericides. Aux sources de cette surviolence, le patriarcat et l’hétérosexisme.

Texte Morgan Crochet & Thomas Vampouille
Illustration Romain Lamy

Un soir de mars 2017, Zak Ostmane, militant LGBTQI+ et réfugié algérien, passe la soirée dans un bar communautaire de Marseille. Il y croise Graham Shrubb, un Irlandais renvoyé de la Légion étrangère en raison, apprendra-t-il plus tard, de sa violence. Il le suit dans sa chambre hôtel. Là, Schrubb le frappe violemment et commence à le violer tandis que Zack est inconscient. Le jeune homme est ensuite séquestré durant 48 heures, attaché, insulté, battu. Un autre légionnaire, qui vient de déserter pour retrouver son ami et protecteur, est aussi présent. Zak parvient à s’en sortir en appelant à l’aide, par la fenêtre, en direction d’une voiture de police. “Lors de l’instruction, le juge a dit : « Mais non, il l’a violé, donc il ne peut pas être homophobe », se souvient aujourd’hui l’avocat Étienne Deshoulières, partie civile au procès. Fin 2003, à Carcassonne, quatre jeunes Montpelliérains, condamnés en première instance par la cour d’assises des mineurs à huit ans de prison pour vol, séquestration et viol sur un homme gay de 44 ans commis en 2001, voient leur peine allégée d’un an en appel : le chef d’accusation de viol n’ayant pas été retenu. Lors de sa plaidoirie, l’avocat des accusés avançait cet argument spécieux : “Il ne peut pas y avoir de viol, parce que la culture maghrébine des accusés est incompatible avec une relation homosexuelle.”

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L’hypothèse de l’homosexualité refoulée des homophobes les plus violents est devenue un lieu commun. Elle crispe d’ailleurs les militants, qui n’y voient qu’une nouvelle excuse donnée aux agresseurs. Car si le Code pénal considère – seulement depuis 2003 – l’homophobie comme une circonstance aggravante, lorsque l’agresseur est homosexuel ses avocats en profitent en effet pour nier tout préjugé haineux ou plaider l’homophobie intériorisée. Ceux d’Anderson Lee Aldrich, qui a tué en 2022 cinq personnes par balles dans un bar gay de Colorado Springs, aux États-Unis, ont ainsi fait largement savoir que leur client serait non-­binaire, quand bien même l’accusé n’avait a priori jamais rien annoncé de tel à qui que ce soit.

Des violences subies et perpétrées par des hommes

“La quasi-totalité des violences subies par les hommes sont le fait d’autres hommes, par ailleurs la majorité des violences masculines visent d’autres hommes, note Sébastien Chauvin, sociologue et professeur associé au Centre en études de genre de l’Université de Lausanne, coauteur avec Arnaud Lerch de Sociologie de l’homosexualité. Ce qui ne veut pas dire que la question du genre est étrangère à ces actes. Au contraire, la question des hiérarchies entre hommes est au cœur de ces violences patriarcales.” Ces dernières, en conditionnant les hommes à lutter pour se maintenir puissants et supérieurs, participent en effet à asseoir le système de domination masculine. Mais l’homosexualité, en s’affranchissant des rôles dévolus à chaque genre, menace cette suprématie patriarcale et hétérosexuelle. “La virilité se structure non seulement en fonction de la négation du féminin, mais aussi du refus de l’homosexualité”, rappellent les juristes Daniel Borrillo et Caroline Mécary dans le Que sais-je consacré à l’homophobie. « Pédé » n’est pas juste une insulte qui contribue à stigmatiser les jeunes gays ou des gamins un peu efféminés, en fait ça touche tous les hommes, en les poussant, comme tout stigmate, à se construire dans le rejet de cette catégorie”, insiste Sébastien Chauvin.

En 2004, David Gros, homosexuel de 26 ans, est agressé à Marseille par sept individus munis d’une barre de fer et de casques de moto. Souffrant de quatre fractures au visage, il doit subir une lourde opération chirurgicale. La même année, Sébastien Nouchet est aspergé d’essence et brûlé vif dans son jardin de Nœux-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, au cri de “tu vas crever, sale pédé”. Lorsqu’en septembre 2006, Bruno Wiel, Parisien gay de 28 ans, est retrouvé nu et mourant dans un parc de Vitry-sur-Seine, la police estime après enquête que son homosexualité a décuplé la violence des coups de ses quatre agresseurs, qui l’ont finalement battu et brûlé alors qu’ils n’avaient prévu que de le détrousser à sa sortie du Banana Café, établissement gay connu. En 2020, Nicolas, un Stéphanois gay de 40 ans, est tabassé à Saint-Chamond, en banlieue de Saint-Étienne, et reçoit plusieurs coups de marteau à la tête. Ces violences, nombreuses, extrêmes, jalonnent l’histoire de nos vies gays. Il suffit de se plonger dans les archives de têtu· pour se rendre compte qu’aussi loin que l’on remonte, on trouve trace de guets-apens ciblant les hommes homosexuels, qui, même lorsqu’ils sont a priori motivés par un motif crapuleux, se terminent régulièrement dans un déchaînement de violence.

L'overkill, une récurrence des crimes homophobes

On trouve une récurrence dans le mode opératoire de ces crimes : l’“overkill”, qui décrit l’action de tuer avec une violence dépassant de loin celle qui aurait été suffisante pour ôter la vie. Dans leur étude de 1996 intitulée Homicide chez les victimes homosexuelles, Michael Bell et Raul Vila, comparant les blessures de victimes d’homicide homosexuelles et hétérosexuelles dans le comté de Broward, en Floride, entre 1982 et 1992, font un constat sans appel : les homicides homophobes comportent plus de coups portés et de parties du corps blessées que les autres homicides. En novembre 2000, dans une longue enquête consacrée dans têtu· aux “tueurs de pédés”, un policier de la brigade criminelle confie : “La nudité, la violence des coups… il y a des signes qui ne trompent pas.”

Bien avant la création du magazine en 1995, c’est son ancêtre Le Gai Pied, fondé en 1979, qui tenait la chronique régulière de ces barbaries. En avril 1980, l’article “scènes de chasse en Aquitaine” retrace comment un jeune rugbyman du Sud-Ouest habitué des arènes de taureaux, Jean-Marie, 18 ans, a lardé de 25 coups de couteau de cuisine Didier, 26 ans, rencontré sur un lieu de drague. N’assumant pas son homosexualité, “il a peur et honte de son désir et de l’objet de son désir ; il s’acharne à détruire l’un et l’autre”, écrit Georges Andrieux, rapportant que l’avocat du meurtrier, s’appuyant sur la législation homophobe de l’époque – depuis l’amendement Mirguet de 1960, l’homosexualité est alors considérée comme un fléau – déclare à propos de l’attirance homosexuelle de son client : “Comment un jeune ne serait-il pas tenté puisque ça existe ? Jean-Marie a été tenté, il a failli succomber mais il s’est ressaisi. Le couteau était le seul moyen de se défaire de l’emprise de Didier.”

"Tu me dégoûtes, j’ai envie de t’enculer."

Quarante ans plus tard, explique Sébastien Chauvin, “quand Bilal Hassani a commencé à être connu, quelqu’un lui a écrit sous un post : « Tu me dégoûtes, j’ai envie de t’enculer. » C’était évidemment à prendre au figuré, mais l’internaute a tout de même utilisé ce terme violent mais ambivalent pour exprimer sa volonté de mettre de la distance entre eux. C’est à mon avis une des dynamiques de l’acharnement et de la surviolence.” En octobre 2004, David Estournel, 40 ans, est tué à Nîmes de 56 coups de couteau et de marteau par un jeune homme de 21 ans, Djelloul Maroc, avec lequel il aurait eu des rapports sexuels. Avant d’écoper de vingt ans de réclusion criminelle, ce dernier a expliqué qu’il ne se considérait pas homosexuel, et aurait tué son amant parce que la victime lui aurait par deux fois enfoncé un doigt dans l’anus. En 2018, à Besançon, une bande organisait des raids punitifs sur un lieu de rencontres homosexuelles, le parc Micaud. “Ils venaient casser du pédé super violemment. Une des victimes a eu 30 jours d’ITT, raconte Étienne Deshoulières. Et la police a découvert sur le téléphone du principal instigateur de ces agressions qu’il avait des relations sexuelles avec des hommes.”

L'homophobie d'État et les "truqueurs"

Jusqu’en 1982 et la loi du 4 août de dépénalisation des relations homosexuelles, portée par Robert Badinter et Gisèle Halimi, l’homophobie d’État permet toutes les outrances dans la défense des criminels anti-homos, fournissant également le carburant aux proxénètes qui rackettent les homosexuels après les avoir piégés sur les lieux de drague, ainsi qu’aux bandes d’hétéros pratiquant la chasse à l’homo. Ces agresseurs connaissent souvent bien ces lieux gays et ont, plus généralement,  une certaine familiarité avec le monde de leurs victimes. En juin 1980, sept garçons de 18 à 23 ans sont jugés devant la 23e chambre correctionnelle de Paris (leurs actes ayant été qualifiés en délits et non en crimes) pour avoir détroussé, sous la menace d’armes à feu, deux hommes dans les jardins des Tuileries et du Trocadéro, faisant déshabiller leurs victimes avant de les frapper. À la barre, l’un des jeunes avouera : “On savait qu’il y avait des homosexuels et qu’ils ont du fric.” Ce préjugé homophobe n’est pas sans rappeler, un quart de siècle plus tard, le motif antisémite de l’enlèvement, de la torture et de l’assassinat du jeune Ilan Halimi par le gang des barbares : “Un juif, c’est riche.”

Si la fin des dernières lois de pénalisation de l’homosexualité soulage la commu d’une partie des persécutions policières subies jusqu’en 1982, les dynamiques criminelles qui les ciblent ne disparaissent pas, bien au contraire (voir p. 91). La majorité des agressions, décrit en 1997 le premier rapport de SOS homophobie, “se produisent sur des lieux de drague ou dans la rue, toujours de nuit. Les agresseurs profitent de l’isolement de leurs victimes pour commettre ces actes.” Dans son enquête de 2000, têtu· note toujours que “pour les truqueurs” – nom alors donné par les policiers aux auteurs de guets-apens homophobes – “les homos isolés sont des proies faciles”. Outre un autre cliché homophobe tenace consistant à penser que les “tapettes” seraient moins aptes à se défendre, les agresseurs d’homos savent aussi très bien le pouvoir de la honte, qui empêche beaucoup de victimes d’aller porter plainte. “Les agresseurs peuvent bénéficier d’une totale impunité, car peu de plaintes sont déposées et rares sont celles qui aboutissent”, observait Hussein Bourgi, alors président du collectif contre l’homophobie, à l’été 2004 lors d’un appel lancé pour retrouver les agresseurs de David Gros.

“T’inquiète pas, ce ne sont que des pédés. Les neuf dixièmes ne portent pas plainte, parce qu’ils ont peur d’avouer leur homosexualité.”

“T’inquiète pas, ce ne sont que des pédés. Les neuf dixièmes ne portent pas plainte, parce qu’ils ont peur d’avouer leur homosexualité”, explique de fait Daniel Spengler, un ancien légionnaire, à un certain Laurent Carzola, en 1994, pour le convaincre de la nouvelle arnaque qu’il a imaginée : répondre à des petites annonces passées sur les messageries et dans la presse gay, puis que Laurent se rende au rendez-vous, drogue et déshabille les victimes, avant de les détrousser avec la complicité de la copine du légionnaire. L’équipe fait au moins cinq victimes au cours du premier trimestre de 1995, avant que l’arnaque ne vire au meurtre le 18 mars. Ce jour-là, les “truqueurs” s’en prennent à Pierre-Olivier M., 43 ans, cuisinier, qu’ils sédatent, déshabillent et attachent dans son studio de Noisy-le-Grand afin de piller l’appartement. Mais quand un voisin vient frapper à la porte, ils paniquent et Carloza se précipite pour appuyer un oreiller sur la tête de la victime, de crainte qu’elle ne se réveille et se manifeste. Au bout de trois minutes, l’homme est mort par étouffement. Son corps sera retrouvé trois jours plus tard.

Prudence de mise sur les sites de rencontres

Souvent improvisée, cette violence n’en est pas moins répétitive. Le commissaire Loïc Garnier, numéro deux de la brigade criminelle du 36 quai des Orfèvres, à Paris, témoigne en 2000 dans têtu· du rythme effarant de ce type de crimes : “Les homicides d’homosexuels ont explosé à Paris entre 1992 et 1996. Depuis, on tourne à un rythme de cinq par an. Pourquoi ? On ne sait pas vraiment.” L’hypothèse la plus probable est le développement des messageries de rencontres, qui offrent un terrain de chasse élargi et facilement accessible. “Si vous utilisez les petites annonces, mieux vaut préférer le Minitel et les journaux à internet”, écrit alors têtu· sur ce conseil du commissaire : “En cas d’agression, il sera beaucoup plus facile de retrouver l’auteur.” Vingt-cinq ans plus tard, les applis stars de la commu, comme Grindr, ou des sites de rencontres bien plus nébuleux, comme Coco, sont les points de départ privilégiés des guets-apens homophobes (voir p. 94).

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En 2006, dans un édito pour têtu· sur les crimes homophobes, le directeur de la rédaction d’alors, Thomas Doustaly, avance à ce sujet une piste de réflexion : “Les bars et les boîtes gays jouent de moins en moins le rôle qui était historiquement le leur : offrir un cadre protégé à la drague homo. Le net les a remplacés. Mais sur la toile l’infinité des possibilités de rencontres a son prix : les sites gays sont ouverts à tous, leurs adresses sont connues, et pour avoir finalement un rendez-vous il faut bien ouvrir sa porte ou taper à celle d’un autre. Plus de bouclier communautaire, plus de témoins.”

Le patriarcat et l'hétérosexisme

“Un homo, c’était le seul moyen de le faire venir”, argue Étienne, 23 ans, lors de son procès en 2006 à Marseille pour avoir servi d’appât dans le guet-apens tendu à un Aixois de 28 ans par deux de ses copains d’enfance, Ahmed et Nassim, qui ont frappé le jeune gay pour lui soutirer 330 euros. Mais ce n’est pas uniquement par facilité que les agresseurs passent par ces voies. En mars 2019, Kevin, 32 ans, doit rencontrer un garçon dans une résidence privée de Drancy, en Seine-Saint-Denis. Alors qu’il sort de sa voiture, trois adolescents l’agressent à coups de couteau et le laissent pour mort. Son poumon est perforé sur 10 cm. Des riverains appelleront les secours. À dix minutes près il était mort, selon les médecins qui l’ont pris en charge. L’analyse du portable de l’un des agresseurs a démontré qu’il rencontrait des hommes gays.

“L’homophobie est-elle associée à de l’excitation homosexuelle ?” se sont demandé en 1996 des chercheurs de l’université de Géorgie aux États-Unis, dans une étude publiée par la revue Journal of abnormal psychology. D’après eux, les hommes homophobes présentaient une augmentation de la taille de leur pénis face à des stimuli homosexuels masculins. En mars 2016, Boris Cheval, chercheur en psychologie à l’université de Genève, a réalisé une étude pour “mesurer les attitudes homophobes” en suivant les mouvements des yeux devant des images pornos. “Ceux se déclarant très homophobes vont en moyenne regarder moins longtemps les images homosexuelles. Néanmoins, une partie va être attirée plus rapidement par ce type d’image et les observer plus longtemps. On peut donc supposer qu’ils surdéveloppent des attitudes homophobes alors qu’ils ont une attraction pour les images homosexuelles”, détaille-t-il. Au-delà de la sauvagerie des crimes, la dimension psychologique peut aussi expliquer un autre détail récurrent : “Dans ces affaires plus que dans les autres, les assassins laissent traîner beaucoup d’indices. Sur 29 homicides commis contre des gays à Paris depuis 1995, 24 ont été résolus”, note têtu· en 2000. “Ces crimes sont rarement prémédités, mais provoqués par des pulsions irrationnelles ; en cela, ils ressemblent à des crimes passionnels”, avance alors le commissaire parisien interrogé, avec la terminologie de l’époque.

“La violence envers les homosexuels n’est autre que la manifestation de la haine de soi-même ou, à mieux dire, contre la partie de soi homosexuelle que l’on voudrait effacer”, affirment encore Caroline Mécary et Daniel Borrillo dans leur livre. Entrent évidemment en jeu la pression sociale et les tentatives désespérées de s’affirmer hétéro. “Ado, pour être intégré au sein de mon groupe, j’ai intimidé et chassé des homos sur un lieu de cruising. J’étais perdu. Je me disais que si j’allais jusqu’à insulter des gays, les autres ne pourraient pas me soupçonner d’en être un”, témoignait en 2021 dans têtu· l’ancien footballeur Ouissem Belgacem, auteur du livre Adieu ma honte

“L’homophobie intériorisée est le ressort de l’agression verbale ou physique dans de nombreux cas.”

Étienne Deshoulières, avocat

“L’homophobie intériorisée est le ressort de l’agression verbale ou physique dans de nombreux cas”, appuie Étienne Deshoulières. L’avocat a d’ailleurs été plusieurs fois témoin de coming out, à la barre, d’agresseurs homophobes : “La première fois, c’était un homme qui avait deux comptes Twitter, l’un était engagé contre les discriminations LGBTQI+, l’autre déversait des torrents de haine homophobe. Le jour du procès, il a dit qu’il était homosexuel. En 2020, le jeune chef de la bande qui a tagué des croix gammées sur le Banama et le Cox a fait un coming out bi.” Intériorisée ou non, l’homophobie prend sa source aux deux mêmes mamelles : le patriarcat et l’hétérosexisme, exerçant des pressions qui peuvent, à la fois, faire des mêmes hommes des victimes et d’inexcusables bourreaux.

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