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magazineNos mariages, une revanche sur le sida

Par Didier Lestrade le 21/04/2023
Didier Lestrade

[Dossier à retrouver dans le magazine têtu· disponible en kiosques] L'épidémie de sida qui a décimé la communauté gay a eu des conséquences dans la façon d'envisager et de construire nos couples, nourrissant dramatiquement le besoin d'égalité devant la protection du mariage. Didier Lestrade, cofondateur d'Act Up-Paris et de têtu·, livre à l'occasion des dix ans du mariage pour tous un récit personnel et une réflexion sur ces années douloureuses, où il ne fut jamais aussi important d'être deux.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les couples gays n’avaient pas la cote. Le discours militant de l’époque se moquait de ces hommes qui semblaient imiter la “fidélité” hétérosexuelle. La principale revendication était alors la liberté sexuelle. C’est à travers la drague, les saunas, les backrooms et le dancefloor que les gays se rencontraient, et ceux qui avaient le plus de partenaires provoquaient l’admiration et parfois la jalousie. L’époque était à la découverte, après tant d’années de répression policière sur les lieux de drague ou dans les clubs – ce qui avait provoqué les émeutes de Stonewall.

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Avant le sida, les couples étaient souvent moqués, gentiment, car on estimait que ces hommes fidèles rataient quelque chose de majeur. Ils n’étaient pas dans l’air du temps. “So Many Men, So Little Time”, disait le tube archi-connu de Miquel Brown. Il y avait même une injonction politique à découvrir les orgies, le multipartenariat ou les glory holes. Si un plan excitant se présentait, c’était presque un crime de le refuser. Les lieux extérieurs de drague étaient connus et populaires, et pas qu’à Paris, mais dans toute la France et à l’étranger. L’idée était d’envahir la nature et les entrepôts, et de préserver des spots de drague qui existaient parfois depuis des décennies. Cette drague était compétitive, mais elle était aussi le socle de la camaraderie gay, de l’entraide. Malgré le début de l’épidémie en 1981, la frénésie sexuelle s’est poursuivie jusqu’au basculement vers le tout capote quand les cas de sida ont explosé.

Veuf du sida

À 25 ans, en 1983, j’étais pourtant décidé à avoir une histoire d’amour et s’il fallait être monogame pour séduire un homme, j’étais prêt à le faire. Finalement, parmi mes premières histoires, l’exclusivité n’a jamais vraiment été respectée, des deux côtés. C’est seulement en 1987, en rencontrant l’homme que j’ai le plus aimé dans ma vie, un New-Yorkais que je ne voyais que quelquefois par an, que j’ai pris la décision d’être exclusif. Nous étions tous les deux séropositifs depuis l’année précédente. Avec le sida, le safe sex et le couple étaient les seuls moyens de se protéger. On s’occupait l’un de l’autre, le but était de survivre à un moment où les traitements étaient rares, sinon introuvables.

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La peur de l’épidémie avait réduit le nombre des partenaires, les saunas fermaient, et les années 1990 ont été celles de l’hécatombe. Tous les fluides corporels faisaient peur. Soudain, ces couples, qu’ils soient sérodiscordants ou non, sont devenus l’idéal gay. Ils symbolisaient la résilience de l’amour homosexuel et ces hommes étaient admirés. Si le VIH ne détruisait pas cette relation, c’est que ce couple avait trouvé un modus operandi pour rester ensemble. Il devait y avoir une recette pour poursuivre une sexualité attaquée de toutes parts. Dans mon cas, aimer un homme qui vivait à 5.000 km de Paris compliquait encore plus la chose. Mais on s’écrivait beaucoup, internet n’était pas encore là, on se téléphonait. La frustration sexuelle était forte, mais la relation a duré quatre ans, avant le décès de mon amoureux dans des conditions affreuses. Le VIH avait détruit ma plus belle histoire d’amour. À 33 ans, j’étais déjà un veuf du sida.

De la famille à la famille choisie

Une grande partie de ma génération s’est construite contre la famille ; on préférait prendre ses distances pour vivre pleinement sa vie. Le sida a augmenté ce fossé. Les gays séropositifs ont préféré cacher leur statut sérologique à leurs parents, qui souvent apprenaient en même temps que leur fils était gay et mourant. Et il y eut tant de cas où ils rejetèrent leur enfant. Durant cette période, même les services mortuaires ne voulaient pas s’occuper des cadavres. Dans les années 1980, de trop nombreux hommes n’ont pu assister à l’enterrement de leur partenaire, et les familles leur refusaient tout droit à l’héritage. Des appartements ont été vidés, les serrures changées, et le gay survivant se retrouvait à la rue. J’ai assisté à de nombreux enterrements où l’on cachait les causes du décès : “Mort d’une longue maladie.” Combien en avons-nous vu ainsi, ravalant notre colère ?

"Enfin, c’est grâce à vous, les homosexuels."

C’est pourquoi les gays ont inventé une nouvelle manière d’accompagner ces amis décédés, avec de la musique, des témoignages, des cérémonies civiles sans curé, et même parfois des enterrements politiques qui avaient pour but de faire pression sur la société. Chaque décès de militant d’Act Up était annoncé dans Libération, et une carte était envoyée au président de la République. Mais d’autres familles ont compris la nécessité de s’engager. Des mères dont le fils était mort ont milité auprès de Aides ou d’autres associations, et visitaient des malades à l’hôpital. On est donc passé d’une confrontation familiale à un engagement social et humain qui a beaucoup favorisé l’arrivée du pacs.

Dans les années 2010, quelques années avant son décès, mon père s’est pacsé avec la femme avec qui il a passé ses vieux jours. Il voulait me remercier car c’était le cadre juridique idéal pour eux. Je lui ai répondu que je n’avais rien fait, que j’étais occupé par d’autres sujets, dans le militantisme sida. Mais il a répondu : “Enfin, c’est grâce à vous, les homosexuels.” Un exemple comme tant d’autres qui montre que la lutte contre le sida a fait avancer non seulement l’idée du couple LGBTQI+ dans la vie de tous les jours, mais aussi la société en général.

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Illustration : Didier Lestrade par Thibault Milet pour têtu·