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Mois des FiertésPride 2023 de Paris : après la déception de cette édition sans chars, la commu divisée

Par têtu· le 26/06/2023
La marche des Fiertés LGBT de Paris 2023 s'est déroulée sans chars

Rarement la Pride de Paris aura suscité une telle volée de bois vert. Sans chars et presque sans musique, la manifestation a pu compter sur la bonne volonté de ses participants qui pour beaucoup sont néanmoins repartis déçus. De quoi se demander comment la marche des Fiertés parviendra, si l'Inter-LGBT organisatrice n'y apporte pas de nouveaux changements, à mobiliser encore à l'avenir…

"Et toi, t'en as pensé quoi de cette Pride ?" La question est sur toutes les lèvres après la marche des Fiertés 2023 de Paris, ce samedi 24 juin. Une édition, tout le monde l'aura relevé, plus calme que jamais, rapport au choix de l'Inter-LGBT, association organisatrice, de supprimer les traditionnels chars pour des raisons d'"éco-responsabilité" et d'"horizontalité partagée". Résultat, forcément, moins de musique et moins d'ambiance, et le cortège ressemblait cette année plus à une manifestation sociale classique qu'à l'explosion de joie queer et subversive qu'avaient imaginée les générations militantes qui ont fait naître cet événement annuel. Et du Marais le soir-même aux réseaux sociaux depuis lors, les critiques se ramassent à la pelle : "Qu'est-ce qu'on s'ennuie à cette Pride 2023", "la pire Marche des Fiertés", "Paris n'est pas fière", "c'était sinistre", "une Pride mortifère", "on aurait dit une marche blanche", "cette Pride était NULLE"...

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Premier point de crispation, dès le début de l'après-midi place de la Nation, il a fallu attendre deux heures pour voir le défilé s'ébranler, malgré l'absence de chars qui allégeait le dispositif. Sous un soleil écrasant, l'attente fut rude pour certains. "Le départ était compliqué avec des difficultés à couper la circulation et à mettre en place le cortège, justifie ce lundi l'Inter-LGBT auprès de têtu·. Nous avons eu des problèmes de congestion liés à la foule avec des espaces vides qu'il fallait recondenser." En tête de cortège, l'organisation avait choisi cette année de mettre à l'honneur l'Ardhis, association qui vient en aide aux migrants et demandeurs d'asile LGBTQI+. "Jamais l'Inter-LGBT n'avait accordé une telle visibilité à nos revendications. La future loi Darmanin s'annonce comme autant de reculs pour les demandeurs d'asile LGBTQI+. Nous étions particulièrement heureux que nos problématiques soient mises en avant de cette manière", salue Aude Le Moullec-Rieu, présidente de l'association.

Silence = Lutte ?

Derrière la tête de cortège, les drapeaux sont nombreux et variés, les pancartes rivalisent d'imagination dans les slogans et la jeunesse est toujours au rendez-vous, une bonne nouvelle. Mais la foule défile dans un silence qui frappe quiconque a déjà assisté à une Pride. Une édition de la marche des Fiertés parisienne s'était déjà déroulée sans chars, pour cause de covid, en 2021, mais alors l'enthousiasme de pouvoir sortir enfin dans la rue, de se rassembler et de revendiquer nos droits avait conservé un élan à la manifestation. Cette année, des points de musique émergent ça et là, crachée d'une petite enceinte portable tenant dans un poing ou, de temps en temps, d'une sono à la portée un peu plus conséquente qui parvient à coaguler quelques dizaines de personnes autour d'elle pour reprendre, en mode karaoké, des airs ultra-connus de la communauté, de Lady Gaga à Mylène Farmer. Boulevard Diderot, au plus fort de la manifestation, quelques clameurs animent bien de temps en temps la foule qui déambule, mais c'est pour saluer une bande de jeunes hissée sur un abribus – c'est dire si l'on s'ennuie.

L'unique camion du cortège finit par se pointer, c'est celui de l'Inter-LGBT, rehaussé d'une bannière arborant le mot d'ordre de cette édition, "depuis dix ans, mariage pour tous, depuis toujours, violences pour tou·te·s". Plus loin, l'ambiance est si morne qu'on entend depuis le trottoir le garçon monté sur un mini-char taper dans ses mains pour tenter d'enjailler la foule. Quelques autres associations ont réussi à monter une banderole et une sono sur un engin non polluant, vélo-cargo ou touk-touk, seule l'association des parents gays et lesbiens (APGL) ayant gardé son petit train. Les participants qui attendaient de voir passer une ambiance entraînante pour se couler à leur tour dans le défilé voient vite arriver le bout du cortège, et se résignent à s'insérer entre un mini-char d'EELV et les camions verts de la mairie de Paris, qui font déjà leur travail de nettoyage. Il est 18h, et l'ensemble du cortège sera passé en deux heures top chrono.

"Cela aurait mérité qu'il y ait des grappes avec plus de musique, que ce soit par des orchestres de rue, des batucada…", reconnaît l'association organisatrice, relativisant toutefois cet échec : "C'est la première fois que l'on défile sous ce format, sans chars. Environ une organisation sur trois avait prévu un dispositif sonore, c'est pas mal." Mais la musique n'est que la partie émergée du problème. "Quoi qu'il en soit, on reste un événement revendicatif avant d'être l'organisation d'un moment festif", argue ainsi l'Inter-LGBT. Et c'est bien sur ce point que le torchon brûle depuis trois jours entre membres de la communauté LGBTQI+, au sujet de ce que doit être une Pride.

Qu'est-ce qu'une Pride ?

De l'avis des personnes qui se félicitent de cette nouvelle mouture, la Pride aurait enfin retrouvé ses vraies couleurs, et cette édition 2023, débarrassée de ses scories festives voire capitalistes, aurait été plus politique que jamais. Une posture contestée dès dimanche par Geoffroy de Lagasnerie dans un billet de blog titré "Quand l'Inter-LGBT détruit la fierté LGBT", publié sur Mediapart. "Croire qu'une marche est plus politique parce qu'elle est plus ennuyeuse est une perception totalement conservatrice", rétorque le sociologue, qui développe : "Si quand j'avais 16 ans et que je me suis rendu à ma première marche, celle-ci avait ressemblé à un traditionnel défilé, elle n'aurait jamais jamais pu produire l'effet de libération et d'enthousiasme qu'elle a provoqué sur moi et sur tant d'autres après. Effet produit précisément par son aspect excitant, festif, vivant, sexuel. C'est cette multiplicité de corps heureux et dansants qui produit une sorte de suspension momentané de l'ordre et de l'évidence hétérosexuels dans l'espace public qui est radicalement politique."

Sur le site de Trou noir, on se réjouit au contraire d'une Pride "sans char, sans musique et sans Geoffroy de Lagasnerie". L'auteur du billet, signé Mickaël Tempête, reconnaît que "ça défilait assez silencieusement en effet, les corps clairsemés, c’était perturbant mais ce n’était pas non plus l’abattement ni le silence morbide". Et de livrer "une autre interprétation de ce calme et elle réside précisément dans ce désarroi où [on] ne sait plus très bien comment s’y prendre pour réinventer une action politique, militante, puissante capable de dépasser l’assourdissante musique libérale à laquelle on était habitué⋅es".

Bref, vous l'aurez compris, cette marche a réactivé comme jamais le hiatus vieux comme nos Prides entre ceux qui la veulent flamboyante et œcuménique, et ceux qui la rêvent en grand soir radical anticapitaliste. Reste que la plupart des passants interrogés n'ont pas mieux entendu cette année les revendications politiques. "Je ne savais même pas que l'Ardhis était en tête de cortège, et je suis pourtant investi dans le militantisme, remarque auprès de têtu· Aurélien Beaucamp, ancien président de Aides. Il ne suffit pas de se mettre en tête de cortège pour se faire entendre…"

Mémoire et militantisme

Un autre détail aura frappé les habitués. À 16h30, faute de sonorisation suffisante pour appeler la foule au silence, les traditionnelles trois minutes de silence en mémoire des victimes de l'épidémie de VIH/sida n'ont globalement pas été respectées. "Je ne me suis rendu compte qu'après un quart d'heure que j'avais loupé le temps de recueillement", rapporte Romain, qui marchait pour la première fois à Paris. "Je ne sais pas si cette Pride était ratée (un peu) mais ce qui me marque en général dans cet événement c’est les minutes de silence pour les victimes du VIH où chacun se regarde et respecte cela avec force. Après, les cris de joie reviennent. Samedi, rien du tout", abonde un internaute. Et un habitué quinquagénaire de remarquer : "J'étais dans le cortège de tête, avec beaucoup de pancartes toutes plus radicales les unes que les autres, eh bien les jeunes qui les tenaient n'étaient même pas au courant qu'il y avait ce moment de silence pour les victimes du sida, qu'on a eu beaucoup de mal à faire respecter, tu parles d'une repolitisation… Et après, les mêmes te font la leçon sur l’histoire de la Pride !"

Moins spectaculaire, moins visible et moins bruyante, la marche aura néanmoins attiré quelque 56.000 personnes, selon la préfecture de police. "Malgré les critiques sur l'absence de chars, les gens sont venus en nombre", se félicite l'Inter-LGBT. Mais reviendront-ils l'année prochaine ? "Je crains qu'à l'avenir, les personnes LGBTQI+ qui en ont les moyens aillent dans d'autres capitales, comme Berlin ou Bruxelles, pour fêter nos fiertés, prédit le président d'une association membre de l'Inter-LGBT qui souhaite rester anonyme. Quant à celles qui ne peuvent pas se payer le voyage, elles iront sûrement dans des villes de taille intermédiaire qui, de plus en plus, organisent des Prides sans doute plus enthousiasmantes que celle de samedi…"

"C’est en nous retrouvant tou·te.s au même niveau et dans cette horizontalité partagée que nous unissons d’avantage nos voix et nos fiertés", revendiquait pourtant l'Inter-LGBT en amont de cette Pride. Au prix de l'invisibilisation des associations, des militants et de leurs messages ? Si tout le monde est bien conscient, crise climatique oblige, que l'avenir n'est pas au retour de chars brûlant du pétrole, l'Inter-LGBT aura sans doute à remettre l'ouvrage sur son métier. Sans quoi la Pride risque d'être moins festive qu'un 1er Mai, un comble au regard de son histoire…

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Crédit photo : Virginie Haffner / Hans Lucas via AFP