[Naissance de nos assos 3/5] Retour sur le fil des événements qui a donné naissance, par à-coups, selon l'évolution à travers les époques du militantisme LGBTQI+, à l’Inter-LGBT, association organisatrice de la Gay Pride de Paris, devenue Marche des fiertés.
Difficile de trouver une date de naissance unique à l’Inter-LGBT. Ce dont on est sûr, c’est que l'association prend son nom actuel en 2002. Elle est héritière de différentes structures, chaque fois nées pour poursuivre sa lutte – ou ses luttes – différemment. Son histoire est ainsi faite de tensions sur des questions d’organisation et de représentativité, qui l’ont obligée à s’adapter pour enfin devenir Inter-LGBT.
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Définir le mot d’ordre, le parcours, l'organisation du cortège : c’est en chapeautant la Marche des fiertés, qui rassemble sa communauté, que "l’Inter" a pu fédérer la parole des associations et mener la défense de leurs droits. L’organisation de la Pride est devenue un moment de rencontre fédérateur entre associations, qui a fait émerger une parole commune, portée auprès du grand public et du personnel politique.
Gay Pride, commerces et politique
L’association peut trouver sa première naissance en 1989 lorsque son ancêtre, le “comité Gay Pride”, prend forme pour organiser la manifestation. Jusqu’en 1988, “David Girard [magnat des commerces gays à l’époque] avait en quelque sorte capté la gay pride”, décrit Jean-Sébastien Thirard, président de l’association Gay Pride puis Lesbian and Gay Pride, ancêtres de l’Inter-LGBT, de 1991 à 1999. Jusque-là, “à la Gay Pride, la proportion de commerces gays était énorme. La visibilité passait par eux”, se remémore aussi Jean-René Jourdain, qui représentait l’association du personnel LGBT de France Télécom puis d'Orange.
Au sein du comité Gay Pride, associations, commerces et presse gays se mettent d’accord pour organiser l’événement ensemble. Victoire face à une commercialisation jugée excessive des luttes. “Une grande partie du succès de la marche de 89 repose sur le fait que pour la première fois, les associations y prennent une place importante”, analyse Jean-Sébastien Thirard. Cette année-là, 20 ans après Stonewall et 200 ans après la Révolution française, la Gay Pride défile derrière le slogan "Liberté, Egalité, Homosexualités”, et c’est la première fois qu’Aides participe au cortège.
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Nouvelle évolution et deuxième naissance deux ans plus tard lorsqu’en 1991, l’organisation prend la forme non plus d’un comité mais d’une association, composée uniquement de personnes physiques. Exit donc les commerces. Jean-Sébastien Thirard se souvient qu’avec “Jean Le Bitoux [militant LGBT historique], on était tous les soirs dans le même bar. Il m’a dit qu’à la rentrée, il allait annoncer par voix de presse l’organisation d’une assemblée constituante d’une association de personnes physiques pour organiser la Gay Pride”. Ce fut chose faite pour cette édition de 1991 et celle de l’année suivante, qui ont rassemblé plusieurs milliers de personnes supplémentaires. L’association s’élance fièrement et prend le statut qu’elle va garder pour les années à venir. Elle peut se concentrer sur les questions politiques et s’éloigne du risque d’être trop jugée trop commerciale.
Voilà qui est fait pour les statuts et la vocation associative de la structure. Étape suivante : en 1991, la Gay Pride se dote d’un programme de revendications parmi lesquelles l'"obtention de l’égalité sur les droits liés au mariage ou au concubinage hétérosexuel", la "reconnaissance du droit d’asile pour les personnes persécutées dans leur pays d’origine en raison de leur orientation sexuelle", l'"extension des procédures d’adoption aux homosexuels et aux lesbiennes, célibataires ou vivant en couple, quel que soit le sexe de l’enfant adopté", et même la possibilité que la loi reconnaisse un changement de sexe. Vaste programme, qui signe la nette volonté pour l'ancêtre de l’Inter-LGBT de porter ces combats avec un agenda clair et d’être présente chaque jour de l’année et plus seulement celui de la Pride. Le personnel politique a en face de lui un interlocuteur identifié, avec des idées nettes.
Ouvrir l'Inter-LGBT aux lesbiennes
Émergence d’un interlocuteur identifiable, porte-parole de la communauté LGBT, certes. Mais la Gay Pride devait encore évoluer. Au milieu de la décennie, ses organisateurs réalisent – peut-être un peu tard – que l’association et l’événement sont assez mal nommés. “Pride”, bien sûr, mais pas seulement “gay”. Il faut s’ouvrir, y compris symboliquement, aux mouvements féministes et lesbiens. Au milieu de la décennie, la Gay Pride change donc de nom pour devenir la Lesbian and Gay Pride. Jean-Sébastien Thirard concède aujourd’hui qu’il y avait “très peu de femmes dans l’association au cours des années 1990. Mais elles faisaient quand même partie de la marche.” Même si, comme le confie Jean-René Jourdain, “pendant longtemps, il y a eu une dominante gay masculine. Les lesbiennes ont commencé à se faire entendre via le mouvement féministe lesbien. Mais pendant longtemps, dans le staff même, il n’y avait quasiment pas ou très peu de lesbiennes.” Peu à peu, le mouvement commence à n'être plus monopolisé par les hommes gays, le "L" prend la place qui lui est due auprès du "G", l’association devient plus inclusive.
Pour rester légitime, l’association évolue donc. Encore faut-il que ses mots d’ordre respectent la diversité des combats LGBT. Et l'histoire de l’Inter est aussi faite de désaccords sur les messages à mettre en avant lors de la marche. Au sujet du sida par exemple, tandis qu'Act Up insistait pour que la lutte contre le virus soit la priorité, la Gay Pride puis Lesbian and Gay Pride refusait de trop se centrer sur cette question pourtant urgentissime. Rien qui empêchait toutefois le char d’Act Up de se rendre très visible, peut-être plus visible encore, et de crier le besoin de se concentrer sur les malades du VIH : "J’ai envie que tu vives !" ou "Sida : Pédés, lesbiennes, réveillez-vous !".
Tensions en interne, actions en externe : l’Inter-LGBT devient centrale dans les discussions nationales, ses dissensions ne l'empêchant pas de s’imposer sur le plan politique. “Il y avait une action commune qui est la marche, et puis il y avait autour d'elle des démarches auprès d’acteurs de la société civile afin de construire des alliances et des stratégies d’action. Je participais à la rédaction de documents comme des argumentaires, communiqués de presse, par exemple pour soutenir le Pacs”, raconte René Lalement, qui participait à la commission politique de l’association LGP dans les années 1990, étant membre des associations Homosexualité et Socialisme et Gais et Lesbiennes Branchés.
Des combats soutenus par une partie de plus en plus importante de l’opinion, mieux acquise à la cause LGBT. L’association, tandis qu’elle se transforme, devient porteuse d’un changement de société. “À la Pride de 1995, il y avait 80.000 personnes, ce qui était absolument énorme pour une manifestation parisienne ! Je me souviens d’une foule extrêmement dense”, s’étonne encore Alain Piriou, qui représentait la commission Gay et Lesbienne des Verts et la fédération Gemini auprès de la LGP à la fin de la décennie. “Ensuite, ça n'a fait qu’augmenter : en 1997, l’Europride c'était monstrueux. On était 300.000 selon les organisateurs, 200.000 selon la police. Les années suivantes, c'était du pur délire.” La Lesbian and Gay Pride devient le symbole d’un mouvement LGBT qui file droit vers le progrès.
Dettes et bataille pour le Pacs
C’est pourtant en pleine ascension que la structure se heurte à un échec qui va la mettre sévèrement en danger et l’obligera, quelques années plus tard, à changer encore. En 1996, une soirée organisée à l’issue de la Pride connaît un fiasco qui lui fait perdre beaucoup d’argent. Pour survivre, elle doit se réorganiser : les noms de Gay Pride et Lesbian and Gay Pride sont vendus à une société, la SOFIGED, qui reprend une bonne partie de la dette. Une “opportunité pour la LGP de faire enfin de la politique”, juge Alain Piriou. C'est-à-dire de ne plus s’occuper de l’aspect festif de l’événement. L’année suivante, en 1997, l’Europride est par exemple l’occasion pour la LGP de pousser l’Union européenne à légiférer contre les discriminations en raison de l’orientation sexuelle, alors que le nouveau Premier ministre, Lionel Jospin, arrive au pouvoir avec la promesse d’un contrat d’union sociale, ancêtre du Pacs.
Mais jusqu’en 1999, une partie de la dette continue de peser sur la LGP. Incapable de la rembourser, l’association doit être dissoute. Pour la remplacer naît la Lesbian & Gay Pride Ile-de-France. “Elle se constitue avec des gens complètement nouveaux. C’est un saut générationnel. On doit s’y mettre parce qu’on sait que si on ne fait pas de nouvelle association, il n’y a plus de revendication commune, c’est terminé”, se remémore Alain Priou, qui entre alors dans le conseil d’administration de la nouvelle association. Un changement radical pour continuer de lutter sans couler.
Surtout que cette dernière année du précédent millénaire fut aussi celle du vote de la loi Pacs. Un moment fédérateur pour la communauté LGBT. Au sein de la LGP, “les associations se sont unifiées autour de cette cause. Quand la perspective de l’obtenir est devenue palpable, cette unification a été évidente, décrit Alain Priou. On resserrait les rangs à chaque attaque contre le projet de Pacs.” Il considère même aujourd’hui que “si la LGP et la LGP Ile-de-France ne soutenaient pas le Pacs comme une revendication majeure des marches, c’est évident que la gauche laissait tomber le projet”. En 1996, le slogan de la marche est "Nous nous aimons, nous voulons le contrat d'Union Sociale", et en 1999, "Contre l'homophobie et pour le Pacs".
À l’aube des années 2000, le rôle de la LGP Ile-de-France devient d’autant plus important que les associations LGBT se multiplient dans le pays. René Lalement, qui fut porte-parole du conseil de l’association entre la fin 1999 et 2002, se souvient : “Il y a eu beaucoup de nouvelles assos créées au début des années 2000. Beaucoup d’associations étudiantes, d’écoles ou d’universités et du monde du travail, du sport ou issues des partis politiques.” La LGP prend de l'ampleur au fur et à mesure que les associations qu’elle représente augmentent en nombre et en diversité.
L'Inter-LGBT
En 2000, est publié un livre blanc dans lequel se dessinent ses ambitions pour les années à venir, se concentrant sur “les jeunes, les couples, la famille, l’immigration et le droit d’asile, la santé, le souvenir de la déportation.” Consciente de s’inscrire dans une histoire des luttes, elle mentionne sa continuité avec le livre blanc de 1991 émis par le Comité Gay Pride. La question se pose surtout, après le Pacs, des luttes que doivent porter ensemble les associations LGBT pour les années à venir.
LGBT, justement, c’est le terme que se choisit en 2002 la désormais bien-nommée Inter-LGBT, en même temps que la Lesbian and Gay Pride devient la “Marche des fiertés lesbienne, gaie, bi et trans”. “Le fait que des assos trans aient intégré la LGP a incité à en tenir compte dans le nom”, estime Alain Piriou. Il reconnaît d’ailleurs qu'à la fin “des années 90, début 2000, on avait des assos trans dans le conseil qui n’étaient pas satisfaites du niveau auquel on portait nos revendications. J’étais complètement ignorant sur la question trans. Il y avait des personnes trans dans notre collectif et je ne connaissais rien à leur parcours”.
L’inter-LGBT acquiert son T mais aussi son B. En 1997, est créé l’association Bi’Cause. Vincent Viktoria (Vi-Vi), co-porte-parole de cette association, raconte : “Bi’Cause est née le 26 mai 1997 au Centre CGL de l’époque, a participé un mois après à sa première Pride, et systématiquement depuis. De mémoire d’ancien·nes, on a dû adhérer quasiment dès le début à l’Inter-LGBT.” Avec à la clé un cercle vertueux pour l’association, selon Jean-René Jourdain qui explique que “quand on a créé l’Inter-LGBT, ça a permis à d’autres assos de revenir. Le fait d’avoir LGBT c’était beaucoup plus parlant : la visibilité est totale.”
Totale ? Toutes et tous ne seront pas d’accord là-dessus. À défaut de pouvoir fédérer tous les combats LGBT, la Pride sera débordée par des minorités dans la minorité qui expriment le besoin d’une marche autonome. Dès 1997 se tient la marche Existrans portée par les personns trans et intersexes. De même pour les questions d’intersectionnalité, revendiquées aujourd’hui par la Pride des banlieue, la Pride radicale ou encore la Marche lesbienne. “Le terme d’intersectionnel, jusqu’au début des années 2000, ça n'existait pas, ou peut-être chez quelques universitaires, analyse René Lalement. Mais, on pratiquait la convergence des luttes, contre toutes les discriminations, notamment avec le mouvement anti-raciste, avec la LDH, Amnesty International, SOS racisme, le MRAP... Il y avait parmi nos membres l’ARDHIS, une asso avec qui nous défendions les droits au séjour en France des personnes LGBT étrangères.” S’héberger sous le parapluie de luttes communes, agir de l’intérieur ou de l’extérieur, éternelles questions qui accompagnent l'histoire de l'Inter-LGBT, et lui donnent l’occasion renouvelée de renaître encore.
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Crédit photo : JACQUES DEMARTHON/AFP