[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques ou sur abonnement] Ces corps puissants se plaquent, se mêlent, se claquent les fesses. Mais chez les joueurs de rubgy, dont les plus grandes équipes participent cet automne à la Coupe du monde 2023 organisée en France, l’homoérotisme reste un jeu de vestiaires.
Reportage photo par Yann Morrison chez Les Gaillards (merci la team !)
"Si tu fais une belle action sur le terrain, on te met la main au cul, c’est quand même le minimum”, s’amuse Tom, 25 ans, hétéro qui a arpenté les terrains de rugby du Nord pendant ses années lycée. Car la petite claque sur l’arrière-train, si elle ne fait pas partie des “valeurs” de l’ovalie, est une des traditions les plus ancrées de ce sport collectif réputé pour mettre en valeur cette rencontre des corps (masculins). "Ils coopèrent, bras dessus, bras dessous, la tête qui s’enfonce partout. […] On vient mettre sa tête entre les fesses des partenaires pour pousser, les épaules contre ou sous les fesses des partenaires pour encore pousser, puisqu’on place ses mains sous le pli fessier du sauteur, les pouces, de fait, vraiment proches de l’entrejambe", décrit ainsi l’ancien joueur et journaliste sportif Ludovic Ninet dans son Petit éloge du rugby (éditions Les Pérégrines). On se projette volontiers au milieu d’une mêlée, tête la première entre deux cuisses musclées, avant de prendre une douche collective et d’innocemment faire tomber la savonnette devant un groupe de malabars ruisselants de boue et de sueur.
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Mais attention, “la main au cul pour encourager, même si elle exprime une forme de tendresse et donc une vraie proximité, est évidemment insexuelle, assure Ludovic Ninet. Elle est juste une liberté appréciable de plus dans l’expérience que l’individu vit au rugby.” Les regards, les accolades et autres palpations de vestiaire résonnent comme un encouragement silencieux. S’éveille une forme de camaraderie, un élan de solidarité qui sera nécessaire lors de l’affrontement. “On est habitués à une certaine proximité physique, explique l’ancien joueur quand on le rencontre. On s’embrasse très facilement entre nous, on joue de nos physiques.” De la main au cul à l’homoérotisme, il n’y a d’ailleurs qu’une petite claque. "J’ai toujours été costaud, mais grâce au rugby j’ai aussi pris pas mal de muscle et ça a boosté ma confiance en moi au lycée, une période où j’en avais besoin, confie Tom sur un ton plus sérieux. Imaginer qu’on puisse me mater, ça ne me dérange pas. Tant mieux si les gens apprécient ce que j’ai à montrer."
Les Dieux du stade
Et ces corps, on les connaît bien, très bien même depuis le lancement, en 2001, des calendriers des Dieux du stade pour promouvoir le sport à coups de joueurs nus aux poses suggestives. Et tout en se rinçant l’œil, on a aussi découvert combien les physiques des rugbymen étaient variés. Non, tous ne ressemblent pas à Sébastien Chabal, le troisième ligne français dont même les plus complets néophytes ont entendu parler. Longue chevelure, traits anguleux, “c’est bien avant tout pour sa bestialité en partie surjouée que ce malabar de plus de 110 kg pour 1,91 m deviendra ensuite une figure populaire dépassant le cadre du sport”, note Ludovic Ninet.
Mais la victoire sur le terrain nécessite l’alliance de gabarits différents, une technique minutieuse, un esprit tactique. Bref, la puissance ne suffit pas, et tous les joueurs ne correspondent pas à la figure du gros balaise. Cette virilité massive, les avants l’incarnent au mieux. Talonneurs, piliers, deuxièmes et troisièmes lignes, leur mission est de s’emparer du ballon dans un combat offensif musclé à travers d’intenses mêlées, tout en faisant reculer l’adversaire, conquérant chaque parcelle du terrain dans la sueur et le sang. On leur prête force physique, résistance et surtout esprit de sacrifice. “Il ne faut pas avoir peur de l’affrontement. Quand ils vont au front, ils doivent être capables d’enchaîner les placages, ne pas hésiter à y aller tête en avant, savoir prendre les coups, ne pas craindre la douleur”, insiste Guillaume, de l’équipe des Gaillards, club inclusif parisien dont la majorité des joueurs sont gays. De l’autre côté, on trouve les arrières, c’est-à-dire les trois-quarts et l’arrière. Eux sont souples, vifs, rapides et ingénieux. Leur jeu se compose de passes, d’esquives, de feintes, le tout pour mener le ballon jusqu’à la ligne d’essai.
"On n’est pas des gonzesses", "on n’est pas des femmelettes", "on est des hommes, des vrais".
Chaque poste est nécessaire, valorisé et comporte son lot de difficultés et de gloires. Qui dit aptitudes différentes dit physiques différents. L’avant est plus imposant comparé à l’arrière, plus fin et long. Les premiers sont surnommés “les gros”, “les déménageurs de piano”, “les bœufs”, les seconds “les joueurs de piano”, “les gonzesses”, “les danseuses”, “les petites merveilles” – dont on admire le déhanché sur le terrain. Toute une symbolique genrée envahit soudain un univers masculin et viril. “Le calendrier des Dieux du stade a grandement participé à démocratiser ce sport, à attirer un nouveau public, notamment les femmes hétéros et les mecs gays, concède Alexandre, 42 ans, qui joue chez les Coqs festifs, autre équipe inclusive parisienne. Mais pour les joueurs gays qui n’étaient pas out, ça a été très difficile dans les vestiaires. Ça chambrait énormément sur les poses suggestives qui contrastaient avec le côté franchouillard du sport.”
L’image de la virilité dans le rugby “est construite en opposition à celle de l’homosexualité, celle-ci se trouvant directement associée au monde féminin : « on n’est pas des gonzesses », « on n’est pas des femmelettes », « on est des hommes, des vrais »”, confirme Ludovic Ninet. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le pilier de Pro D2 Jérémy Clamy-Edroux est le seul joueur français en activité à avoir rendu publique son homosexualité. “Dans les vestiaires, tu prends l’habitude de voir la bite des autres”, rappelle Tom. Mais si les rugbymen hétéros aiment bien se claquer les fesses entre eux, ils ont un peu peur du grand méchant gay. “La virilité est mise en jeu sur le terrain et c’est encore mieux si elle est validée à l’extérieur par des conquêtes féminines, précise Ludovic Ninet. Un joueur qui se révèle gay dans un vestiaire auprès de personnes qui n’ont pas de recul sur cette expression de la virilité, c’est compliqué.”
“Dans ma première équipe, officiellement, il n’y avait aucun gay. Que des hétéros pur jus qui débitaient des blagues sur les pédés, raconte le coach des Coqs festifs, Ludovic. Un jour, on nous faisait essayer des maillots et des shorts, et alors que je me dirigeais vers les vestiaires l’un des gars m’a lancé « c’est bon tu peux le faire ici, on ne va pas regarder on n’est pas pédé ».” La proximité physique va de soi mais uniquement en cas de présomption d’hétérosexualité. À 18 ans, pas out, Alexandre jouait en équipe universitaire. Lors d’une discussion anodine, un ami du club lui balance : “Il faudrait éviter qu’on nous voie ensemble, on va nous prendre pour des pédés.” Alexandre tombe de haut et apprend que des rumeurs circulent sur sa sexualité.
"Plaquons l'homophobie"
Pour enrayer l’homophobie, les institutions montent au créneau. En 2020, la Ligue nationale de rugby a lancé le programme “Plaquons l’homophobie”, comprenant une trentaine d’ateliers en partenariat avec têtu·. Cette année, des clips vidéo – réalisés avec la participation des Coqs festifs – de la Fédération française de rugby (FFR) visant à briser le tabou de l’homosexualité sont prévus avant chaque match de la Coupe du monde, ainsi qu’un match inclusif contre l’homophobie. Mais la virilité reste au centre des préoccupations, l’hétérosexualité se jouant sur tous les terrains, y compris à la troisième mi-temps. “Ça parle beaucoup de se mettre des « races », de baiser des nanas, se remémore Alexandre, des Coqs festifs. J’ai pu raconter quelques mythos sur des relations avec des meufs quand je me sentais acculé.” Mater, parler fort, multiplier les blagues salaces, l’alcool et l’entre-soi masculin est un cocktail détonnant qui fait tomber les barrières, instaure d’autres rapports, de nouvelles mises à nu. Étienne, jeune recrue de 25 ans, a joué en club classique de ses 8 à ses 14 ans : “On n’allait pas encore dans les vestiaires à l’époque mais pendant nos déplacements en bus certains garçons mettaient des films porno et nous obligeaient à regarder”, se rappelle-t-il.
La simple claque sur les fesses, Anna Saouter, anthropologue qui s’intéresse à la place des corps sexués dans la pratique sportive et autrice du livre Être rugby : Jeux du masculin et du féminin, y voit une parade pour prévenir toute remise en cause de l’hétérosexualité des joueurs, comme “une solution retenue par le groupe masculin pour gérer une situation ambiguë que le tabou de l’homosexualité pourrait rendre inacceptable individuellement”. Mais la troisième mi-temps n’est pourtant pas exempte de rapports tendancieux entre joueurs. “Un pote m’a smacké en troisième mi-temps parce que j’avais plaqué un connard qui nous avait un peu provoqués en arrivant, se rappelle Tom. Il a demandé aux autres joueurs de faire pareil pour marquer le coup mais je me suis limité à un, faut pas abuser non plus !” Anne Saouter observe chez les rugbymen un penchant à tester les limites : “Simulations de coït entre joueurs, chants grivois, etc.” S’ils vont plus loin, sautent les barrières de l’hétérosexualité, c’est mis sur le dos de l’alcool, d’un pari, d’un défi, de la parodie… Bref, de la sacro-sainte déconnade.
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