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livre"Que notre joie demeure" : le roman capital de Kevin Lambert

Par Stéphanie Gatignol le 18/10/2023
Kevin Lambert est l'auteur de "Que notre joie demeure" aux éditions Attila.

Le dernier roman de l'auteur québécois Kevin Lambert, Que notre joie demeure, a reçu le prix Médicis 2023. Il nous plonge dans le milieu de l'architecture triomphante et de ses excès.

Nul n’est prophète en son pays ; la starchitecte Céline Wachowski en sait quelque chose. Ses gratte-ciel tutoient les nuages à New York ou Tokyo, sa société est cotée en bourse, Netflix lui a octroyé sa propre émission, mais à Montréal, sa ville natale, rien, aucune opportunité d’inscrire son nom dans le paysage. À bientôt 70 ans, pourtant, la voilà enfin retenue pour édifier le complexe Webuy, où cohabiteront le siège social de la multinationale, des appartements de luxe, un parc et une bibliothèque high-tech. Enfin la reconnaissance ?

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Dans son dernier roman, Que notre joie demeure (éditions Le Nouvel Attila), l'écrivain québécois Kevin Lambert fait souffler un vent mauvais dans une scène d’introduction ébouriffante, un morceau de bravoure dans lequel il nous rappelle l’impétuosité de son style. En 2019, Querelle, son deuxième roman (et premier publié en France), nous avait révélé ce doctorant en création littéraire salué pour son sens de la critique sociopolitique autant que pour ses phrases-déferlantes, probablement nourries d’une influence proustienne, ici maintes fois invoquée. 

Des individus et des systèmes

Quand Querelle (prix Sade 2019) s’immisçait dans une grève ouvrière où le sexe était érigé en instrument de lutte des classes, Que notre joie demeure s’invite chez les nantis, au cœur d’une fête d’anniversaire où une légère décadence le dispute à l’ennui. Céline W. capte encore toutes les attentions, sans s’imaginer qu’elle s’apprête à perdre son statut de vache sacrée pour celui de bouc émissaire. Car le chantier Webuy, à peine sorti de terre, est assailli par des militants. On dénonce les expulsions, la gentrification auquel il participe, sujet brûlant à Montréal qui n’en a pas l’apanage. L’auteur, lui, braque sa lampe torche sur la multimillionnaire devenue fusible. Comment une privilégiée peut-elle vivre la crise à laquelle elle a contribué ? A fortiori quand elle revendique une certaine conscience sociale ?

"La force de la littérature n’est pas dans les réponses qu’elle donne, mais dans les questions qu’elle peut poser."

Kevin Lambert parle cash et ne retient pas ses coups contre le libéralisme, contre ces fonds d’investissement privés dont les logiques de développement urbain n’ont qu’un maître-mot : rentabilité. L’ordre social hétéronormé, la presse par laquelle une controverse se transforme en curée, le Québec taxé d’être le promoteur d’une "pensée tarie" prennent cher eux aussi. Mais s’il tire à boulets rouges sur des systèmes, l’écrivain ne juge ni n’accable les individus quand il fait le tour du propriétaire. Curieux des failles qui séparent le "moi" du masque social, il bouscule ses personnages, les interroge et nous avec, cohérent dans son refus de reproduire l’exclusion qu’il dénonce. Il pointe leurs contradictions, leurs compromissions, en leur accordant le droit à l’erreur et à la rédemption.

"La force de la littérature n’est pas dans les réponses qu’elle donne, mais dans les questions qu’elle peut poser", déclarait-il en 2019, à Télérama. Lui questionne tous les pouvoirs de domination, à commencer par celui qu’il exerce par voie de littérature. Façon habile d’amener le lecteur à auto-évaluer sa propre capacité de révolte quand il le provoque, le pousse dans ses retranchements. Kevin Lambert n’a que 31 ans. Les fondations de son futur empire s’installent sur du solide. 

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Crédit photo : Bénédicte Roscot