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livre"Dustan a été important pour moi" : rencontre avec Hugo Lindenberg pour "La Nuit imaginaire"

Par Morgan Crochet le 14/09/2023
Hugo Lindenberg signe La Nuit imaginaire

[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques] Trois ans après son premier roman et une entrée en littérature remarquée, Hugo Lindenberg signe chez Flammarion La Nuit imaginaire. Un récit initiatique gay entre fiction et souvenirs autobiographiques, sur lequel planent les figures de Guillaume Dustan ou d'Hervé Guibert.

Comment dialoguer avec les absents ? C’est ce qu’explore Hugo Lindenberg dans La Nuit imaginaire, son deuxième roman après Un jour ce sera vide, récompensé en 2021 du prix du Livre Inter et dont le narrateur était un jeune garçon faisant l’apprentissage des sentiments. Cette fois l’auteur de 45 ans revient sur ses années étudiantes, à la fin de l’adolescence et au sortir de la crise du sida. En cette période charnière, assailli par le souvenir du suicide de sa mère, le narrateur cherche auprès d’inconnues les raisons d’un tel geste, mais aussi un peu d’apaisement au Hangar, un lieu de baise parisien. On pense évidemment à Guillaume Dustan, dont la figure a passablement hanté l’auteur lors de l’écriture de ces nuits vécues comme des espaces de retrait, solitaire, hors du temps. Mais la nuit est également celle qui baigne notre passé, revisité par la mémoire et la subjectivité des autres.

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Dans ton premier roman déjà, au sujet du suicide de sa mère, le narrateur disait : “Je me suis rendu compte que le silence, celui des autres mais aussi le mien, m’avait empêché de penser comment. Comment la mort.” C’est à cette phrase que répond La Nuit imaginaire ?

C’est cette phrase-là qui, pour moi, ouvre le livre. Durant l’écriture d’Un jour ce sera vide, je savais déjà que je voulais faire ces deux romans, et quand j’ai écrit cette phrase, je me suis dit que ça devait être le sujet du deuxième : “la mort comment”. Mais alors que le personnage essaie d’approcher ce qu’il pourrait imaginer, au début, comme étant une vérité, chaque fois qu’il va voir les gens, il s’aperçoit que la mort de sa mère est prise dans leur imaginaire à eux, et qu’il ne pourra s’en approcher qu’à travers leur histoire, et donc que tout semble très relatif. Tout ça n’existe que dans les imaginaires.

Ça ne t’a pas fait peur de commencer par un événement aussi fort ?

On commence par une déflagration, c’est vrai. Je me demande toujours, quand je commence un livre, pourquoi je reste avec un narrateur. Je ne sais jamais exactement. Des fois, au bout de quelques pages, je sais que je suivrai l’auteur quoi qu’il fasse. Même s’il ne raconte plus rien, si le narrateur décide de s’asseoir sur une pierre et de regarder dans le vide, je sais que j’irai jusqu’au bout. Et parfois, au bout de deux pages, je sais que je ne le suivrai pas. Souvent, ça tient justement à des effets de déflagration. Dans mon livre, c’est le contrat du début. Si tu restes, c’est que tu es d’accord pour suivre le narrateur dans cette histoire-là, après cette déflagration-là.

"La littérature est particulièrement propice pour danser avec les morts."

C’est une des fonctions de la littérature, selon toi, de nous permettre d’approcher les absents ?

La littérature est particulièrement propice pour danser avec les morts, oui. Elle offre la possibilité d’abolir la difficulté du présent, de le rendre possible tout en naviguant dans les temps avec les morts et les vivants, qu’on les ait connus ou non, et aussi avec les morts de la littérature. Par exemple, Dustan a été important pour moi dans l’écriture, notamment dans la partie où le narrateur explore la nuit. En tout cas, j’ai l’impression que beaucoup de gens écrivent dans un dialogue avec l’absent, d’ailleurs c’est pour ça que la citation d’Hervé Guibert tirée de Fou de Vincent, que j’ai mise en exergue, me hante depuis des années : “Les autres sont adorables avec moi, mais moi je ne suis pas vraiment ici, je suis avec l’autre qui n’est pas là, je m’absente pour retrouver l’absent. S’il était là, je serais sans doute nulle part.” Je trouve formidable la deuxième phrase. C’est exactement ce que l’on ressent quand on est confronté au deuil. C’est-à-dire cette manière très étrange d’être avec l’absent, par son absence.

Tu penses que tu n’aurais pas écrit si tu n’avais pas perdu ta mère aussi jeune ?

J’ai l’impression qu’il y a des choses qu’on ne peut approcher que dans la littérature. Le suicide, la mort de quelqu’un, le deuil, ce sont vraiment des choses qu’on peut difficilement approcher autrement, et pour lesquelles la littérature peut quelque chose. Il y a cette idée qu’il y a un dialogue qui s’arrête, et l’écriture est une manière, peut-être, de le reprendre. Et ça ouvre aussi sur la fiction, puisqu’à partir du moment où l’autre disparaît, cela t’envoie dans une fiction. Moi j’étais un petit garçon qui avait sa vraie vie, on va dire, et d’un coup j’ai été projeté dans la fiction, qui est désormais ma vie, cette fiction où elle n’est plus là.

Tu dis que tu as pensé à Guillaume Dustan durant l’écriture de certaines scènes, et en effet l’une d’entre elles, dans une backroom, fait nettement penser à lui, c’est un hommage ?

En fait, j’ai écrit une partie du roman à l’Institut de la mémoire de l’édition contemporaine, où j’ai eu accès à ses archives. Je me souviens que quand je l’ai lu à 20 ans, son écriture, ce dont il parlait, ce fut pour moi une sorte de cataclysme, de bouleversement des sens. Et j’ai essayé en écrivant de me replonger dans cette époque-là. Mon narrateur explore la nuit alors qu’elle est encore peuplée par les fantômes du sida, mais à un moment où quelque chose redevient possible. J’ai relu Je sors ce soir, qui m’avait beaucoup marqué, j’avais été impressionné par la manière dont Dustan traversait les fêtes, et je voulais qu’il y ait une scène similaire au centre de La Nuit imaginaire, où l’on suive le personnage en direct. C’est en cela qu’il y a un dialogue avec lui. 

"Je ne peux pas penser écrire des romans sans penser à Guibert."

Tu as cherché à établir aussi un dialogue avec d’autres auteurs de l’époque ?

Surtout avec les auteurs gays malades du sida, dont certains ont beaucoup compté pour moi, comme Jean-Luc Lagarce, Bernard-Marie Koltès, et surtout Hervé Guibert. Je ne peux pas penser écrire des romans sans penser à lui. J’ai relu La Volonté de savoir il n’y a pas longtemps, et selon moi mon personnage se trouve justement avant cette volonté. Alors, c’est vrai, il veut savoir des choses sur sa mère, etc., mais on sent chez lui une hésitation à entrer dans un monde encore très marqué par une culture qui n’est pas la sienne, qui vient des États-Unis et de tout ce qu’il y avait autour du sida. Il a envie d’aller vers son désir sans pour autant porter cette histoire-là.

On a l’impression qu’il cherche ce que veut dire être pédé à l’ère post-sida…

On est d’abord pédé par rapport à ce que l’on est, et les choses qui nous façonnent. C’est là où c’est intéressant de faire exister des personnages qui ne sont pas labellisés, qui essaient d’exister par rapport à ce qu’ils sont en train de devenir ou de découvrir d’eux-mêmes. Et spécialement quand tu as 20 ans et que tu as une idée très forte de ce que tu es, dans le sens où tu es en train de le créer, et que tu te trouves souvent dans des fidélités également très fortes à des choses de l’enfance.

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Crédit photo : Virgile Castro