À la tête de la CGT depuis un an, Sophie Binet mise sur un retour en grâce du syndicalisme pour lutter contre la nouvelle réforme de l'assurance chômage annoncée par le Premier ministre, Gabriel Attal.
Interview par Nicolas Scheffer et Morgan Crochet
Déjà fortement préoccupée par les conditions de travail liées à l'organisation des Jeux olympiques de Paris, la secrétaire générale de la Confédération générale des travailleurs (CGT), Sophie Binet, s'apprête probablement à mener un long bras de fer avec le gouvernement. Par la voix du Premier ministre, Gabriel Attal, l'exécutif a annoncé une énième réforme de l'assurance chômage. "Scandaleux et inacceptable", pour la dirigeante du syndicat, qui compte bien s'y opposer car "aucun argument rationnel ne justifie cette réforme".
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À 42 ans, Sophie Binet ne mâche pas ses mots et accuse le gouvernement de "voler l’argent des travailleurs" en ponctionnant dans les caisses des retraites complémentaires du privé et en tentant de prendre la main sur le budget de l'assurance chômage. Dans un grand entretien avec têtu·, elle tire les leçons de la contestation de la réforme des retraites de 2023, mais aussi de la séquence des Gilets jaunes. Elle appelle à une VIe République et dénonce, à deux mois des élections européennes, "l'imposture sociale" du Rassemblement national (RN).
- En juin 2023 vous considériez, dans une tribune au Monde, que le mouvement syndical sortait renforcé du mouvement contre la réforme des retraites. C'est toujours votre point de vue ?
Sophie Binet : Bien sûr ! Nous avons montré avec la réforme des retraites que l’on ne peut pas faire sans nous et que nous sommes au centre du paysage politique en restant unis. Par ailleurs, la côte de popularité des syndicats atteint un niveau rarement atteint. Emmanuel Macron pense que nous n'avons plus de raison d’être et il se trompe fortement. Notre problème, c’est la Ve République : elle n’a jamais concentré autant de pouvoirs entre les mains d’un seul homme.
- Vous êtes favorable à un changement de République ?
De toute évidence, la mobilisation contre la réforme des retraites a montré l’impasse démocratique de la Ve République. Je suis choquée de la marginalisation du Parlement, qui n’a même plus de calendrier parlementaire. Nous avons appliqué pendant huit ans un accord de libre-échange, le CETA, sans même qu’il y ait eu de vote au Parlement, et maintenant que le Sénat a voté contre, on fait comme si de rien n’était. On s’habitue à ce que l’exécutif piétine la démocratie politique, la démocratie sociale, et cela m’inquiète profondément. Mais si elle est nécessaire, n’allons pas croire que la VIe République règlera tous les problèmes.
- Qu’est-ce qui vous a fait défaut lors de la bataille contre la réforme des retraites ?
Pour Emmanuel Macron, c’est une victoire à la Pyrrhus. Certes, il a imposé sa réforme, mais au prix de sa crédibilité sociale et de sa majorité politique. Son passage en force est le signe du néolibéralisme radicalisé où les rapports de classe se durcissent. Les gens n’ont jamais été aussi lucides sur les impasses du capitalisme et se mobilisent.
Il nous a manqué deux choses : il n’y a pas eu assez de grévistes, quand bien même il y en avait beaucoup notamment dans les secteurs de l’énergie, des déchets et des transports. Par ailleurs, même si la jeunesse était dans les cortèges, elle ne l'était pas de façon structurée, organisée, comme durant les grandes grèves étudiantes, en 2006 contre le contrat première embauche (CPE) ou en Mai-68. La convergence jeunes et salariés, c'est toujours un ingrédient de réussite.
"Le seul espace de contestation offert aux jeunes est d'ordre individuel, ils ne trouvent pas suffisamment leur place dans un mouvement global pour transformer la société dans son ensemble."
- Pensez-vous parvenir à mobiliser davantage les jeunes au sujet de l’assurance chômage, qui les concerne plus immédiatement que les retraites ?
Ce que je souhaite surtout, c'est qu'il y ait une mobilisation des jeunes sur les problématiques qui leur sont propres, à commencer par les conditions d’études et de vie, le fonctionnement de Parcoursup, la paupérisation des universités et des étudiants qui atteint des sommets, etc. On est dans une situation scandaleuse, avec un pays qui vieillit, des élites politiques qui n'en ont plus rien à faire des jeunes parce que, de fait, ils pèsent de moins en moins dans les choix électoraux.
- La jeunesse vous semble-t-elle moins politisée ?
Non, d’ailleurs, je la trouve très intéressante en termes de subversion et de lucidité. La jeunesse redéfinit la transgression en termes de mode de vie, notamment quand elle refuse de travailler pour Total et préfère devenir maraîcher bio. Les questions de genre sont aussi un espace de contestation radicale. Mais il y a peut-être un constat d’échec collectif puisque le seul espace de contestation offert aux jeunes est d’ordre individuel, et qu’ils ne semblent pas trouver suffisamment leur place dans un mouvement global pour transformer la société dans son ensemble. Cela montre à quel point la jeunesse est verrouillée.
- Gabriel Attal a annoncé une nouvelle réforme de l’assurance chômage, avec un calendrier resserré. Comptez-vous aller à Matignon pour négocier cette réforme ?
Y aura-t-il seulement des négociations ? Le gouvernement se targue d’être dans une logique de dialogue social, mais nous découvrons tout dans la presse. Ainsi, nous apprenons que le Premier ministre va nous imposer de renégocier sur l’assurance chômage alors que l’on sort tout juste d’une négociation entre partenaires sociaux avec un accord signé en novembre – que la CGT n’a pas approuvé. Ce texte n’est même pas encore entré en vigueur qu’on nous demande de renégocier. Bref, l’état d’esprit de la CGT est très clair : on va tout faire pour empêcher cette réforme scandaleuse et inacceptable.
- Sur quels points vous semble-t-elle si contestable ?
Il n’y a aucun argument rationnel qui la justifie : les comptes de l’assurance chômage sont au vert, il n'y a pas de problème de déficit ; baisser les droits des chômeurs pour créer de l’emploi n’a aucun sens économique. On nous a expliqué que les droits allaient baisser lorsque la situation économique serait meilleure, or, actuellement, elle se dégrade… Le seul objectif du gouvernement, c’est de voler l’argent des travailleurs pour aller payer des cadeaux pour les plus riches. Ne nous y trompons pas, baisser la protection des personnes privées d’emploi, ça permet de tirer les droits de tous les salariés vers le bas – et notamment les salaires –, et de mettre en place en France des mini-jobs comme en Allemagne et au Royaume-Uni. Sans allocation chômage, on est obligé d’accepter n’importe quel boulot sans pouvoir négocier ses conditions de travail ou son salaire.
- Vous n'excluez pas des mouvements de grève durant les Jeux olympiques (JO). C'est désormais la seule manière pour vous de remporter les batailles syndicales à venir ?
On a réussi à mettre le gouvernement en échec sur des choses importantes sans nécessairement avoir besoin d’en passer par la grève. Par exemple, il a voulu reprendre en main notre système de retraite complémentaire, l’Agirc, géré par les syndicats et le patronat. L’exécutif a tenté, comme pour l’assurance chômage, de nous voler un milliard d'euros et de s’accaparer sa gestion, ce que nous avons empêché grâce à un front syndical. Sur le chômage, je note que le gouvernement est très seul et qu’au sein même de la majorité, des voix s’élèvent contre la réforme.
"Aujourd'hui, on n'aurait pas de Gilets jaunes car la CGT a repris toute sa place."
- La menace d'une grève durant les JO peut-elle être associée à la lutte contre réforme du chômage ?
Les grèves, ce sont les salariés qui en décident, et ils ont des préoccupations très précises concernant leurs conditions de travail lors de cet événement. Le projet d'une nouvelle réforme de l’assurance chômage fait partie des problème du moment, mais ce n’est pas la revendication principale concernant les préavis de grève pour les JO. Sur la question du chômage, nous devons d’abord gagner la bataille des consciences, car il y a beaucoup de stéréotypes sur les privés d’emplois.
- Le mouvement des Gilets jaunes est le seul qui ait réussi à faire reculer un gouvernement sous la présidence d'Emmanuel Macron. Quelles leçons tirez-vous de cette mobilisation ?
C'est un mouvement qui interpelle forcément le syndicalisme. Ça a été aussi un grand moment de répression, très violent, avec beaucoup de blessés et une grande brutalité policière. La force de la mobilisation, c’est qu’il n’y avait pas d’interlocuteur donc le pouvoir était en panique face à ce mouvement qui n’était pas canalisé et qui essaimait partout. Mais l’absence de structure a également fait sa fragilité. C'est aussi ça qui a permis au pouvoir de la réprimer aussi violemment. Si nous avions été à l'origine du mouvement, je pense que ça ne se serait pas passé comme ça. Après, des Gilets jaunes nous ont dit : "Nous, on ne veut pas venir dans les syndicats parce qu'on veut pouvoir décider nous-mêmes." Ça m’interpelle, car cela montre une incompréhension de ce qu'est le syndicalisme, dont les décisions ne viennent pas d'en haut. Si on se syndique, c'est pour agir directement et trouver un appui pour relever la tête face au patron. Aujourd’hui, je pense qu’on n’aurait pas de Gilets jaunes car la CGT a repris toute sa place.
- Emmanuel Macron présente le travail comme émancipateur voire épanouissant. Souscrivez-vous à cette vision ?
La première violence, c’est de ne pas avoir de travail : il n’y a pas grand-monde qui choisit d’être au chômage. Mais le travail, c’est pénible, ça tue, ça abîme. Chaque jour, trois ouvriers meurent au travail. C’est aussi des rapports d’exploitation contre lesquels la CGT lutte. Mais nous ne sommes pas pour la fin du travail, notamment dans une perspective féministe où le travail nous permet d’exister socialement. Les femmes ont toujours travaillé, mais on a invisibilisé leur travail en les enfermant dans la sphère domestique. La CGT œuvre pour gagner l’émancipation au travail et donc pour dire également que le lien de subordination n’est pas absolu.
- Pour le président, le plein-emploi est une ambition sociale. Là aussi, vous pourriez approuver ?
Oui, mais le problème, c'est que les destructions d’emploi s’amplifient. Et c'est à cause de sa politique économique désastreuse : la hausse du prix de l’énergie et la baisse du pouvoir d’achat car le premier moteur de croissance, c’est la consommation. L'autre gros danger est la hausse des taux de la Banque centrale européenne (BCE). La CGT a formulé plein de propositions pour arriver au plein-emploi, à commencer par la réduction du temps de travail à 32 heures.
- La colère à l’égard des politiques est forte, mais le taux de syndicalisation reste faible, autour de 10%. Pourquoi ne parvenez-vous pas à répondre à cette colère ?
On n’a pas encore réussi à faire comprendre l’utilité concrète de la syndicalisation : des chercheurs ont démontré que les augmentations de salaire sont plus importantes dans les entreprises où le taux de syndicalisation est plus élevé. Et puis, nous devons montrer que le syndicalisme, c’est agir par soi-même avec ses collègues sans rien attendre d’en haut.
"L'extrême droite est la pire ennemie des travailleurs, avec une imposture sociale scandaleuse."
- Les élections européennes auront lieu le 9 juin, comptez-vous impliquer la CGT ?
Nous interpellerons les candidats le 28 mai avec des états généraux sur l’environnement et l’industrie afin de dépasser les contradictions entre le social et l’environnemental, comme celles qu'on a pu voir avec le mouvement des agriculteurs. Notre responsabilité syndicale, c’est de dépasser concrètement cette opposition apparente. Par exemple, chez Tefal, nous sommes la seule organisation à avoir pris position contre les polluants éternels parce qu’il y a un chantage à l’emploi à court terme de la part d’une direction qui refuse d’anticiper et de financer les transformations. On ne veut pas choisir entre notre santé et notre boulot.
- Les sondages donnent vainqueur le Rassemblement national (RN) aux élections européennes. Quelles seraient selon vous les conséquences d’un tel scénario ?
L’extrême droite est la pire ennemie des travailleuses et des travailleurs, avec une imposture sociale scandaleuse. Quand vous élisez un député d’extrême droite, qu’est-ce qu’il fait ? Première chose, rien, puisqu’il n’est pas présent. Ensuite, les votes du RN montrent que ses élus s’opposent aux avancées des droits des travailleurs. Par exemple, nous avons mené une bataille pour imposer un salaire minimum à l’échelle européenne, permettant d’empêcher le dumping social et les délocalisations. Une directive est en train de se mettre en place et le RN avait voté contre. Que ce soit en France ou à Bruxelles, ils refusent de faire avancer les droits des travailleurs.
- Les personnes LGBTQI+ ont des problématiques spécifiques, notamment sur l’accès à l’emploi, l’égalité des salaires, les difficultés de faire une transition de genre au cours de leur carrière… Pourquoi la CGT ne s'empare-t-elle pas de ces sujets ?
Les questions LGBTQI+ ne sont pas extérieures ou sociétales. Dans nos responsabilités, nos pratiques quotidiennes, nous devons mettre fin aux discriminations des personnes LGBTQI+ qui sont très importantes dans les entreprises. Il y a une forme de fatalité concernant la discrimination à l’embauche. Nous souhaitons mettre en place une attestation où l’employeur s’engage auprès du candidat à l'embauche à ne pas lui demander s'il attend ou a des enfants, quelle est son orientation sexuelle… Et le document devra préciser que si les droits ne sont pas respectés, il est possible de contacter le délégué du personnel – ses coordonnées étant précisées. Ensuite, il faut augmenter considérablement les sanctions contre les employeurs qui discriminent car il y a une forme d’impunité.
- La CGT pâtit encore d'une image relativement viriliste. Quand on est LGBTQI+, on peut en effet hésiter à se syndiquer, par crainte d'être mal accueilli…
C'est clair, et c'est la même chose sur les questions féministes. Lorsqu’on se bat déjà au quotidien, on n'intègre pas un syndicat pour subir les mêmes discriminations qu'au dehors. Celles liées au genre s'intègrent d'ailleurs parfaitement dans les enjeux sexistes. La CGT doit continuer de se former et de faire baisser le seuil de tolérance face aux LGBTphobies. Il y a des choses qui ne sont plus possibles, et je suis très optimiste car les jeunes montrent que sur ces questions, on ne peut pas faire de compromis.
Crédit photo : Manuel Lagos / CGT