[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'été] Au tournant des années 2000, une nouvelle génération de cinéastes gays dirige de nombreux jeunes et beaux acteurs, le plus souvent hétéros, au service d’histoires queers.
Deux ados aux teints hâlés jouent aux dés à la plage. “Si tu fais un carré, je te bouffe la bite”, prévient Cédric, en vacances à Pornichet avec sa famille. “Et si je ne le fais pas ?” relance Matthieu. “Je te bouffe les couilles alors”, lui répond le premier en se jetant sur lui avant que les deux n’aillent se jeter dans les vagues. Presque rien, de Sébastien Lifshitz, est un classique du cinéma gay, qui met en scène deux acteurs hétéros, Stéphane Rideau et Jérémie Elkaïm, irrésistiblement attirés l’un vers l’autre le temps d’un été.
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De Jean-Hugues Anglade dans L’Homme blessé, de Patrice Chéreau, en 1983, à Olivier Gourmet dans Les Tortues, de David Lambert, en 2024, nombreux sont les acteurs hétérosexuels à avoir interprété des rôles d’homme gay. Mais la période qui nous intéresse ici est celle qui démarre peu après l’apparition des trithérapies contre le VIH, en 1996, et perdure jusqu’au mariage pour tous, en 2012, une première vague du cinéma gay marquée par les débuts de cinéastes comme Sébastien Lifshitz, Christophe Honoré, Gaël Morel, François Ozon ou encore Alain Guiraudie. Entre pandémie mortelle et égalité des droits, cet âge d’or met en scène un grand nombre d’acteurs hétéros, dont les principaux – Stéphane Rideau, Yasmine Belmadi, Salim Kechiouche, Jérémie Renier… – débutent dans des rôles d’ado gay ou bi. Avec pour eux, certes la possibilité de démarrer une carrière au cinéma, mais aussi le risque d’être cantonnés à ce type de rôles, voire de passer pour pédés et d’en partager le stigmate, encore très fort à cette époque. Dans les années 2000, alors que les réseaux sociaux apparaissent à peine, difficile d’étaler sa vie privée et son orientation sexuelle pour démentir les rumeurs. Si, à l’époque, les Américains Tom Hanks et Hillary Swank ont tous deux été oscarisés dans des rôles d’hommes gay et trans (respectivement dans Philadelphia, en 1984, et Boys Don’t Cry, en 1999), aucun de ces acteurs français n’eut droit aux hommages de la profession – comme ont pu en recevoir par la suite des acteurs comme Pierre Niney (pour son incarnation d’Yves Saint-Laurent, en 2014, dans le film de Jalil Lespert) ou Gaspard Ulliel (pour Juste la fin du monde, de Xavier Dolan, en 2016).
Une question épineuse
Le choix d'acteurs hétéros pour interpréter des rôles gays divise aujourd’hui au sein de la communauté. La question, épineuse et régulièrement débattue, comporte toutefois plusieurs aspects. Car si les LGBTQI+ ont dû prendre l’habitude de se projeter dans des récits hétéros, les gays n’ont par ailleurs jamais boudé leur plaisir de voir des hétérosexuels endosser leurs rôles, par fantasme ou pour partager avec eux une part de leur quotidien, le temps d’un film. Tout en sachant apprécier que des acteurs reconnus s’associent à leur cause, comme ce fut le cas en France avec Bernard Giraudeau (Goutte d’eau sur pierre brûlante, de François Ozon, en 2000), Romain Duris (17 fois Cécile Cassard, de Christophe Honoré, en 2002) ou encore Sami Bouajila (Les Témoins, d’André Téchiné, en 2007), qui ont incarné des gays en cours de carrière. Quant aux acteurs homos, beaucoup peinent encore à sortir du placard, craignant justement de se voir limités aux rôles gays, et de n’être plus considérés comme désirables par le grand public, comme l’a dénoncé Muriel Robin en 2023 sur le plateau de Quelle époque, sur France 2, déclarant : “Citez-moi au monde un acteur ou une actrice qui a fait une grande carrière quand il est homosexuel. Il n’y en a pas.”
Lucas Guadagnino, le réalisateur du multiprimé Call Me by Your Name, où l’acteur Timothée Chalamet, révélation (hétéro) du film, interprète un ado gay qui en pince pour un ami de son père, a pour sa part exprimé un avis bien tranché auprès du média américain IndieWire en 2022 : “Bernardo Bertolucci a toujours dit : 'Mes films sont des films sur les personnages joués par les acteurs, et je fais aussi secrètement un documentaire sur les acteurs qui jouent les personnages.' Le cinéma doit révéler quelque chose sur les gens devant la caméra, pendant qu’ils essaient de se cacher dans leur personnage.”
C’est pourtant bien à Brad Davis, star hollywoodienne de 33 ans au placard et marié à une femme, que Fassbinder propose en 1982 d’incarner Querelle, un marin gay à l’érotisme tout puissant et aux pulsions incontrôlables, dans le film du même nom adapté d’un roman de Jean Genet. Plus que de révéler ce que Davis veut cacher au public, le réalisateur allemand lui offre la possibilité, le temps d’un film, d’exprimer une part de sa vérité à travers l’expression des désirs du personnage, qui sont également les siens. C’est aussi parce que nos vécus ne sont pas encore entrés dans la norme, et continuent de subir maintes oppressions de par le monde, qu’il est si fort, toujours émouvant et non moins “documentaire”, de voir un gay rejouer les plaisirs, les bonheurs si difficilement acquis et les peines qu’il n’aura pas manqué de traverser lui aussi.
Qu’il s’agisse ainsi d’une main tendue au réel ou d’un processus de dévoilement comme l'entend Guadagnino, il importe surtout que les acteurs queers aient les mêmes libertés artistiques que les innombrables Timothée Chalamet ou Paul Mescal (Sans jamais nous connaître) d’aujourd’hui.
>> Les Corps ouverts (Sébastien Lifshitz, 1997)
Un ado paumé, qui se cherche dans sa sexualité comme dans la vie. Préfère-t-il les garçons ou les filles, passera-t-il son bac ou plaquera-t-il tout pour jouer la comédie ? Car il s’agit ici d’un aspirant comédien, dont un directeur de casting profite de la crédulité pour le mettre dans son lit… Le personnage est interprété par Yasmine Belmadi, né en 1976 à Aubervilliers, acteur fétiche de Sébastien Lifshitz qui lui confie le rôle-titre de ce moyen-métrage sombre, caractéristique de ses premières œuvres. En 1999, le réalisateur le rappelle pour lui donner le premier rôle du téléfilm Les Terres froides : l’histoire de Djamel, un ouvrier dans une usine de Grenoble qui séduit le fils de son patron, raciste et méprisant, qu’il pense être son père biologique. Un récit cruel aux paysages rudes dans lequel se côtoient luttes sociales et combats individuels.
>> Les Amants criminels (François Ozon, 1999)
En 1999, François Ozon fait appel à un jeune Belge, Jérémie Renier, 18 ans, aperçu chez les frères Dardennes, pour interpréter Luc, un des deux assassins de son Hansel et Gretel des temps modernes à la sauce gay : Les Amants criminels. Le personnage adolescent tombe amoureux de l’ermite qui le retient prisonnier, ainsi que sa petite amie, dans une cabane au fond des bois. Attaché au lit de cet ogre cannibale dont il devient l’esclave sexuel, Luc tente de survivre avant d’éprouver à l’endroit de son bourreau des sentiments ambigus. Homosexualité refoulée et syndrome de Stockholm alimentent ce récit original, représentatif des premiers films délirants du cinéaste.
>> Beau Travail (Claire Denis, 1999)
Par jalousie, un adjudant-chef va tout faire pour nuire à un légionnaire qu’il soupçonne de séduire le commandant qu’il admire tant. Pour servir ce récit situé à Djibouti, Claire Denis a choisi l’acteur Denis Lavant, lequel donne la réplique au jeune Grégoire Colin, 24 ans, dont le personnage s’avère victime des désirs refoulés des hauts gradés qui l’entourent. Un drame aux scènes chorégraphiées magnifiques, dont chaque plan transpire l’homoérotisme.
>> Drôle de Félix (Olivier Ducastel et Pierre Martineau, 2000)
Un jeune homme gay et séropositif, Félix, décide de traverser la France en auto-stop de Dieppe à Marseille pour rencontrer un père qu’il n’a jamais connu. Plus solaire que les films de l’époque, qui portent encore une certaine noirceur, il est aussi un des rares à aborder le VIH, le personnage prenant sa trithérapie tous les jours – deux ans plus tard, Christophe Honoré et Patrice Chéreau signeront respectivement le très beau Tout contre Léo et Son frère, où la maladie sera abordée sous un angle beaucoup plus dramatique. Dans le rôle-titre, Sami Bouajila, 34 ans, plein de charme et d’assurance, qu’on retrouve en 2007 en policier bisexuel et ô combien sexy dans Les Témoins, d’André Téchiné, sur l’épidémie de sida.
>> Presque rien (Sébastien Lifshitz, 2000)
À Pornichet, Mathieu s’ennuie sur la plage en compagnie de sa sœur, quand Cédric se débrouille pour lui faire de l’œil. Ils sont beaux, tous deux à fleur de peau et vont s’en donner à cœur joie le temps d’un été, avant que tout ne bascule. Cette fois, Sébastien Lifshitz raconte un premier amour avec ce qu’il comporte de fraîcheur et de désillusions. Pour interpréter le couple d’adolescents amoureux, le réalisateur choisit Stéphane Rideau et Jérémie Elkaïm, tous deux parfaitement crédibles jusque dans leurs étreintes passionnées.
>> Faites comme si je n’étais pas là (Olivier Jahan, 2000)
On retrouve Jérémie Renier dans le rôle d’Éric, un ado de 17 ans qui ne supporte pas de vivre entre sa mère et son beau-père… et observe avec des jumelles la vie des habitants de l’immeuble d’en face. Il tient un carnet, dans lequel il note leurs faits et gestes, et écrit même des lettres anonymes à un couple de voisins, Fabienne (Alexia Stresi) et Tom (Sami Bouajila), lequel va le démasquer. Les rôles ne tardent alors pas à s’inverser, et les corps à se rapprocher en quelques étreintes douces et surprenantes. Faites comme si je n’étais pas là est une sortie d’adolescence charnelle et pleine de trouble, où les rencontres, les promiscuités, ne suffisent pas à contrebalancer le poids de la vie et des solitudes.
>> 17 fois Cécile Cassard (Christophe Honoré, 2002)
Dans ce premier long-métrage de Christophe Honoré, Romain Duris interprète Mathieu, un jeune gay tissant des liens avec Cécile (Béatrice Dalle), laquelle tente de retrouver un sens à sa vie après la mort de son mari. L’acteur, qui n’en est pas à ses débuts, donne beaucoup de justesse à ce rôle secondaire de jeune magicien, notamment dans son désir de paternité. À noter, son interprétation queer et réussie de la chanson “Lola”, du film éponyme de Jacques Demy, en 1961.
>> Le Clan (Gaël Morel, 2003)
Trois frères dévastés par la mort de leur mère, les rives du lac d’Annecy, des petits trafics, un retour de prison, des branlettes entre potes… Pour son troisième film, Gaël Morel frappe fort et fait de sa famille de cinéma (Stéphane Rideau, Nicolas Cazale et Thomas Demarchez) une famille tout court. Il offre à Salim Kechiouche, qui décroche la même année son premier rôle gay dans Grande École, de Robert Salis, l’occasion de renouveler l’expérience. Ce film plutôt sombre séduit tant par son exploration de la masculinité et des rapports fraternels que par sa mise en scène sensuelle des corps.
>> L’Ennemi naturel (Pierre Erwan Guillaume, 2003)
Un lieutenant, interprété par Jalil Lespert, débarque en Bretagne pour enquêter sur la mort d’un adolescent, dont le père (Aurélien Recoing) charismatique et tortueux, exerce sur lui une fascination aussi soudaine que totale. Le réalisateur de cet ovni, Pierre Erwan Guillaume, offre son deuxième rôle gay à Jalil Lespert après sa participation au très beau Vivre me tue, de Jean-Pierre Sinapi, l’année précédente, où il interprète aux côtés de Sami Bouajila un jeune homme fan de body-building.
>> Voici venu le temps (Alain Guiraudie, 2005)
L’irrésistible Éric Bougnon interprète ici Fogo Lompla, un guerrier homosexuel occupé à sauver des jouvencelles en détresse et à combattre des bandits de grand chemin. Alain Guiraudie (L’Inconnu du lac, 2013) invente un monde imaginaire à la croisée des époques, mais aussi un langage pour créer une sorte de conte occitan poético-politique dont les personnages discourent sur la lutte des classes et la révolution. Partagé entre deux hommes d’âge mûr, un banquier et un constructeur de machines, le personnage, cow-boy solitaire en terre “obitane”, est le héros guiraudien par excellence, désirant et épris de liberté.
>> Notre paradis (Gaël Morel, 2011)
Acteur fétiche de Gaël Morel, Stéphane Rideau interprète dans Notre paradis Vassili, un travailleur du sexe d’une trentaine d’années qui tombe amoureux d’un jeune mec paumé, Angelo, rencontré au bois de Boulogne. Des deux garçons, on ne sait pas grand-chose sinon que ces deux cabossés vont s’allier pour travailler, proposant à leurs clients des plans à trois… qui peuvent mal tourner. Pris dans une spirale meurtrière, les deux hommes répondent à la dureté du monde par une violence extrême. En cela, ce film noir à l’homosexualité cernée de misère et de danger n’est pas sans rappeler L’Homme blessé, de Patrice Chéreau (1983).
>> Hors les murs (David Lambert, 2012)
Tourné à Bruxelles, Hors les murs, de David Lambert, met en scène Guillaume Gouix dans le rôle d’Ilir, un jeune pédé albanais plutôt paumé et solitaire. Serveur dans un bar, il ramène un soir chez lui Paulo, qui ne le lâche plus. Si Ilir résiste pour la forme, il se laisse vite apprivoiser par son amant romantique, qui ne tarde d’ailleurs pas à emménager chez lui… Seulement, un jour, Ilir disparaît en laissant Paulo désemparé, rongé par le manque. Un très beau premier film de David Lambert, qui signe cette année Les Tortues, avec Olivier Gourmet et Dave Johns en couple au bord de la crise de nerfs.
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