[Reportage à retrouver dans le magazine de l'été] Depuis le passage de Donald Trump à la Maison-Blanche, les lois s'en prenant aux enfants transgenres se multiplient dans les États conservateurs des États-Unis. Face à cette menace grandissante, certains parents ont décidé de tout quitter pour mettre leur famille à l'abri de la transphobie légale.
Illustrations : Léa Taillefert pour têtu·
Sous le soleil de Los Angeles, Isa, 7 ans, court sur l’aire de jeu. Elle passe tout sourire d’un toboggan à un tourniquet dans une insouciance qui ferait oublier à sa mère, Violet Augustine, qu’elles ont dû fuir il y a quelques mois à peine leur terre natale du Texas. En février 2022, le gouverneur de cet État conservateur, Greg Abbott, a exigé des services de protection de l’enfance qu’ils ouvrent des enquêtes pour maltraitance à l’encontre des parents de mineurs transgenres qui suivraient un traitement hormonal. Certes, Isa est bien trop jeune pour prendre des hormones, mais sa maman a compris qu’il leur fallait quitter Dallas au plus vite. “On ne vivait pas dans une atmosphère favorable aux personnes trans, j’avais peur qu’on nous signale aux autorités et qu’on me sépare de ma fille, explique la Texane de 37 ans, assise sur un banc de l’aire de jeux. La transphobie est forte au Texas, mais je pensais que j’avais quelques années devant moi pour trouver une solution. Cette directive m’a forcée à prendre une décision beaucoup plus tôt que prévu.”
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Si Violet Augustine a choisi la Californie – l’État, qui s’est proclamé refuge pour les familles queers, a mis en place des lois pour protéger les mineurs transgenres –, Amber Green, elle, a fui le Texas pour le Connecticut avec ses trois enfants. “Ma sœur, qui est Républicaine, n’a pas accepté que Paige, 7 ans, soit transgenre. Elle nous a signalés aux services de protection de l’enfance en disant que j’avais une maladie mentale et que je la forçais à être une fille. J’ai dû aller voir mon médecin pour qu’il écrive une lettre attestant que je n’avais ni de problème psychologique, ni de traitement”, se désole-t-elle. L’enquête a été close, mais l’intervention des services de protection de l’enfance, les Child Protective Services (CPS), a ravivé des traumatismes chez ses trois enfants, qu’elle a adoptés en 2018. “Ils ont commencé à faire des cauchemars dans lesquels on venait pour les enlever de notre maison, décrit la maman de 41 ans. Je me suis alors dit qu’on devait partir le plus vite possible.”
La petite famille a quitté précipitamment la ville de Fort Worth, avec seulement un sac de vêtements chacun. “Sur la route, mon avocat a appelé pour me dire d’arriver le plus vite possible au Connecticut, se souvient Amber. Ma sœur avait appelé les CPS en m’accusant d’acheter illégalement des hormones sur internet pour les donner à ma fille. Un jour après mon départ, ils étaient à ma porte. Si je n’étais pas partie aussi vite, on m’aurait pris mes enfants.” L’application de la directive de Greg Abbott est désormais freinée par le travail des avocats et des activistes qui ont trouvé des moyens légaux pour protéger les parents. “Les familles craignent qu’à tout moment quelqu’un vienne frapper à leur porte pour les séparer de leurs enfants, constate Johnathan Gooch, chargé de la communication d’Equality Texas, une association de défense des droits LGBTQI+ dans cet État. Beaucoup choisissent de partir plutôt que de vivre dans la peur.”
Fuir la violence et la loi
En 2021, près de 150 projets de lois anti-trans ont été déposés dans le pays, contre 600 en 2023, et déjà plus de 550 en 2024. Entretemps, le renversement, le 24 juin 2023, par la Cour suprême de l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit à l’avortement, a libéré les fureurs conservatrices. Et le ciblage acharné, par le lobby réactionnaire, des personnes trans, et en particulier des mineurs, a fait le reste. Obligation pour les jeunes athlètes trans de jouer dans les équipes du genre assigné à la naissance, interdiction des bloqueurs de puberté et des traitements hormonaux pour les mineurs, qualification de ces procédures médicales comme une maltraitance de la part des parents… De l’Oklahoma à l’Iowa en passant par la Caroline du Sud, le Missouri ou le Tennessee, les offensives législatives soutenues par l’idéologie genriste sont nombreuses, car efficaces pour mobiliser un électorat conservateur par la peur et le rejet. “La meilleure stratégie pour les membres de la droite conservatrice est d’utiliser les enfants pour dire que la communauté transgenre corrompt la jeunesse”, analyse l’activiste trans Erin Reed.
Que ces projets de loi aboutissent ou non (en 2023, 87 des 600 propositions ont été adoptées, selon le décompte du site Trans Legislation Tracker), l’impact de ces campagnes est réel sur la vie quotidienne des personnes trans. En 2023, l’organisation Human Rights Campaign (HRC) a pointé une épidémie de violence transphobe sur fond d’“explosion de discours violents et haineux à l’encontre de la communauté LGBTQI+, remplis de propos qui rendent la violence physique et les lois discriminatoires plus acceptables pour ceux qui ont besoin d’un bouc émissaire”. Pour la première fois en quarante ans d’existence, le HRC a déclaré “l’état d’urgence pour les personnes LGBTQI+”.
“Quand un adulte ou un législateur force un enfant à agir à l’encontre de son identité de genre, les conséquences négatives sur sa santé mentale peuvent être très importantes”, pointe la Dr Gina Sequeira, pédiatre et co-directrice de la Gender Clinic de l’hôpital pour enfants de Seattle, qui tient à rappeler que les traitements médicaux ne sont pas donnés avant le début de la puberté et qu’ils requièrent pour les mineurs le consentement des tuteurs légaux (comme en France). C’est donc pour le bien-être de leur enfant que de plus en plus de familles prennent la décision de partir pour des États progressistes. “Depuis l’été 2022, de plus en plus de familles nous appellent pour savoir comment changer d’État, note Nancy Lyons, membre de l’association Family Equality, qui défend les droits des familles LGBTQI+ dans le pays depuis 1975. L’urgence de la situation fait que les parents n’ont pas eu le temps de planifier leur départ et de faire les économies nécessaires, alors que la vie dans les États progressistes comme la Californie est généralement plus chère.” D’une maison avec deux chambres et un jardin à Dallas, Violet et Isa sont passés à un appartement avec une seule chambre à Los Angeles. “Ici, une maison coûte plusieurs millions de dollars”, explique la maman.
Dans le Connecticut, Amber et ses trois enfants ont vécu entre leur van et l’hôtel pendant plusieurs mois, survivant grâce à son salaire de livreuse pour Walmart. “Je n’arrivais pas à trouver un appartement. L’argent que je gagnais allait dans la nourriture, l’essence pour le van, et dans les nuits à l’hôtel quand je pouvais”, détaille-t-elle. Cette situation a duré jusqu’à l’intervention de Carrie Firestone et de son organisation communautaire, Forward Connecticut, qui travaille habituellement avec les familles de réfugiés. “Je ne pouvais pas rester chez moi en sachant que cette famille restait dans son van, explique la cofondatrice de l’organisation, qui a entendu parler d’Amber Green sur Twitter. En faisant appel aux différents membres de notre communauté, on a rassemblé 5.000 dollars en deux jours. Ce qui lui a permis de payer la caution pour louer un appartement.” Dix jours plus tard, la famille a emménagé dans son nouveau logement, juste à temps pour Noël.
Un refuge, jusqu'à quand ?
La solidarité est essentielle dans la nouvelle vie de ces familles. Violet et Amber ont pu récolter un peu d’argent grâce à des campagnes de financement participatif, qui se multiplient sur la plateforme GoFundMe. La mère d’Isa a pu trouver du soutien auprès de l’association Rainbow Kids, qui rassemble les familles LGBTQI+ à Los Angeles. Mais toute cette solidarité ne comble pas le déracinement. Plusieurs mois après son arrivée en Californie, Violet peine ainsi à se consoler de l’absence des siens. “Le reste de notre famille manque à Isa. Ma propre mère me manque”, confie-t-elle.
Amber a dû laisser au Texas tous les souvenirs de sa mère, décédée deux ans avant leur départ. Mais aucune d’elles ne regrette son choix. “Ici, Paige est acceptée pour qui elle est. À l’école, au Texas, on lui refusait l'accès aux toilettes pour filles et on se moquait d’elle. Ici, on lui cherche des alternatives”, développe celle qui se réjouit de voir que ses trois enfants n’ont pas eu de mal à se faire de nouveaux amis. “En Californie, les gens sont bien plus tolérants. Isa s’est fait beaucoup d’amis, et il n’y a jamais eu autant d’enfants présents à sa fête d’anniversaire”, constate de son côté Violet.
Les familles ont néanmoins toujours peur que les droits des personnes transgenres soient un jour remis en cause dans l’ensemble des territoires. “Je travaille à ce que nos passeports soient prêts, car on ne sait pas ce qu’il va se passer aux prochaines élections, s’inquiète Amber Green. Si le président suivant généralise ce qui est en train de se passer dans les différents États conservateurs, nous devrons partir au Canada.” Et passer du statut de déplacé dans leur propre pays à celui de réfugié.
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