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reportageFace à la Russie, les drag queens d'Ukraine sur tous les fronts

Par Cerise Sudry-Le Dû le 14/10/2024
la drag queen ukrainienne Queen Aura au 4B

[Reportage à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne] La guerre russe qui détruit l'Ukraine depuis plus de deux ans aurait pu faire disparaître la communauté LGBT+. C'est le contraire : comme Queen Aura, des jeunes queers ont décidé de se battre pour leur pays et, au passage, pour leurs droits.

Photographies : Cerise Sudry-Le Dû pour têtu·

"Yesterday is eating up my mind, You and me we couldn't get it right.” Silhouette sculpturale, poitrine généreuse, longs cheveux ondulés platine et talons de 15 cm aux pieds, Queen Aura se lance dans un lip sync de la chanson "Sand", de Saba, la candidate danoise de l'Eurovision 2024. Sous des néons roses et bleus, le public du Bad Boys Blue Bar – 4B pour les habitués – reprend le refrain en chœur accompagné du staff en slip et harnais. La fièvre habituelle d'un samedi soir dans un bar gay ; sauf que celui-ci est situé dans le quartier de Podil, à Kyiv, capitale de l'Ukraine, en guerre.

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Queen Aura est née peu de temps avant le début de la nouvelle invasion russe lancée le 24 février 2022. "Le soir du réveillon du 31 décembre 2021, je n'ai prévenu personne et je suis arrivé sur la scène du bar ! retrace l'artiste dans sa loge, en accrochant sa perruque blonde sur son crâne. Dans la vie civile, je suis quelqu'un de calme, stable, qui écoute les gens, quelqu'un de très organisé aussi. Aura, elle peut se permettre tout ce qu'Artur ne fait pas, elle parle avec tout le monde, embrasse les gens, boit des coups avec eux…"

Quand il n'est pas Queen Aura, Artur Ozerov porte un autre uniforme, celui en camouflage kaki de l'armée ukrainienne. Au sein de l'administration militaire de Kyiv, il sert dans le service des forêts. "Je ne peux pas combattre car j'ai un problème au cœur. Alors je fais comme je peux. Et je suis fier de porter ma tenue chaque semaine", confie-t-il. Au début de l'invasion, Artur a fabriqué pendant deux mois des cercueils pour les centaines de victimes du massacre de Boutcha. Depuis, il approvisionne en bois les troupes de défense aérienne de la capitale. "C'est très important pour moi de rester à Kyiv, parce que si d'un côté il y a mon orientation sexuelle, avant tout il y a mon pays."

Une communauté sans droits

En mars 2022, il apparaît en tête d'un article du site américain LGBTQ Nation intitulé "Voici les hommes ukrainiens gays prêts à aller à la guerre pour leur pays". "Ma photo a été publiée sur Facebook un week-end. Le lundi, quand je suis retourné au travail, mon chef m'a demandé si c'était bien moi sur la photo et ne m'en a plus jamais parlé, relate Artur. Depuis, je n'ai fait face à aucune homophobie dans mon service."

"Du moment où tu peux tenir un fusil, on se fout de ton identité de genre ou de ton orientation sexuelle", résume un soldat croisé sur le front. Avant l'invasion, la communauté LGBTQI+ avait bien du mal à exister en Ukraine : "Il y a encore cinq ans, la situation des LGBTQI+ en Ukraine était terrible", rappelle Sarah Ashton-Cirillo, autrice de l'article paru dans LGBTQ Nation et première correspondante de guerre trans au monde. Après quelques mois sur le terrain comme journaliste, l'Américaine s'est engagée dans l'armée ukrainienne en octobre 2022. "Depuis l'invasion, aucun de mes frères ou sœurs d'armes, ou de mes supérieurs, ne m'a fait de réflexion, alors que je me présentais comme une femme", note-t-elle. Blessée lors de combats dans le Donbas en février 2023, elle est devenue la porte-parole anglophone de la Force de défense territoriale jusqu'en juin de la même année, et continue aujourd'hui de soutenir la lutte de l'Ukraine sur ses réseaux sociaux.

La guerre contre la Russie a été un accélérateur inattendu pour la visibilité et l'acceptation des LGBTQI+ : une proposition de loi créant un partenariat civil pour les couples de même sexe a été déposée en mars 2023 ; elle est aujourd'hui toujours en discussion. Avec le conflit, la revendication a pris un sens d'autant plus important : "J'ai connu des couples, quand l'un était blessé, l'autre ne pouvait pas lui rendre visite car il ne faisait pas partie de la famille «officielle». Quand l'un des deux décède, l'autre n'a aucun droit", déplore Sarah Ashton-Cirillo.

Activisme dans l'armée

Lorsqu'on le rencontre, Artur revient tout juste du Festival de Cannes : il est l'un des protagonistes de Queens of Joy, projeté sur la Croisette. Ce documentaire, qui devrait sortir en 2025, dépeint le quotidien de trois Ukrainiens depuis l'invasion russe, et comment leur engagement pour leur pays se mêle à leur drag. En mars, ils ont levé plus de 60.000 hryvnia (la monnaie ukrainienne, soit environ 1.400 euros) lors d'un spectacle de charité pour le bataillon 206 de la Force de défense territoriale, qui a participé à la libération de Kyiv en 2022. "La tristesse, le deuil, c'est devenu notre routine en Ukraine, raconte la réalisatrice, Olga Gibelinda. On en a beaucoup parlé avec Artur et c'était important pour nous de partager des moments de joie, de beauté. La Russie veut qu'on soit déprimés, qu'on abandonne, mais ça n'arrivera pas."

Artilleur anti-aérien, Pavlo Lagoyda militait déjà pour ses droits avant l'invasion. Dans l'armée, il poursuit son activisme au sein du collectif des militaires LGBTQI+, qui organise événements, levée de fonds, tables rondes… "Bien sûr que l'armée est sexiste, homophobe, bien sûr que c'est le règne de la masculinité toxique. Mais c'est pour ça qu'il faut qu'on soit visibles !" affirme-t-il. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il vient de participer, lors d'un festival organisé par la Kyiv Pride, à un débat intitulé "Comment les collègues peuvent aider à lutter contre les discriminations dans les forces armées".

Pride contre Poutine

"La police a protégé le bar de Podil où se tenait le festival pendant tout le week-end pour qu'on ne soit pas ennuyés par des militants extrémistes", observe Mykhailo Yurov, qui insiste sur l'importance de la visibilité : un défilé est d'ailleurs organisé la semaine suivante. "Mais l'emplacement est gardé secret pour qu'il ne soit pas pris pour cible par l'armée russe. On aimerait qu'il se déroule en sous-sol", explique-t-il. Malgré tout, la Pride de Kyiv a récolté 90.000 euros qui permettront d'équiper en drones différentes unités de l'armée.

Si la situation reste loin d'être idéale en Ukraine pour les personnes LGBTQI+, tous les militants s'accordent à dire que la plus grosse menace qui pèse sur la communauté reste la Russie. Depuis Moscou, le président Vladimir Poutine accuse le pays d'adhérer aux "discours woke de l'Occident" et à la "Gayropa" – une expression utilisée dans les médias aux ordres pour désigner la décadence de l'Europe et des valeurs traditionnelles, contre lesquelles la Russie serait un rempart.

En attendant des temps meilleurs, au Bad Boys Blue Bar, la soirée se finit à 22h. Il faut se démaquiller, se changer et courir pour attraper le dernier métro, autour de 22h30, pour être chez soi avant le couvre-feu de minuit. Le public sort de l'établissement avec ce sentiment d'avoir vécu un moment suspendu, car très vite la guerre se rappelle à lui. Quelques jours plus tard, le 7 juin, le musicien électro queer Artur Snitkus, 36 ans, est tué lors de combats dans le Donbass, une région séparatiste pro-russe de l'est de l'Ukraine.

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