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dossierRions ensemble, rions de tout !

Par Thomas Vampouille le 07/01/2025
Hannah Gadsby

[Cet article ouvre notre dossier spécial consacré à l'humour dans le magazine têtu· de l'hiver] Longtemps invisibles, les humoristes LGBT+ font aujourd'hui salle comble, et prouvent qu'il est possible de rire de tout sans blesser personne. 

"Et si les humoristes explosaient – enfin ! – le placard ?” Il y a presque dix ans, en 2015, têtu· saluait l'émergence tant attendue d'un humour queer en France, citant Océan, Vincent Dedienne et Shirley Souagnon. Aujourd'hui, le chemin parcouru semble immense : les humoristes LGBTQI+ sont partout.

Longtemps, le rire est resté masculin, gras et bas. "On voit encore des hommes rire des faiblesses des autres, parce qu'ils s'imaginent que ces défauts d'autrui servent à mieux faire ressortir leurs propres avantages", se plaignait déjà le philosophe anglais Thomas Hobbes dans son ouvrage De la nature humaine, en 1650. Il faut attendre la fin du XXe siècle pour voir l'apparition de l'humour minoritaire, féminin ou racisé, et la fin de la "règle d'or de la comédie" énoncée par Hannah Gadsby, l'Australienne papesse du stand-up, dans son spectacle Douglas : "Si vous êtes dans une minorité, vous ne comptez pas."

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L'émergence d'une scène queer, d'abord anglo-saxonne et aujourd'hui française, est bel et bien la dernière étape en date de l'universalisation du rire : on ne rit plus seulement de tout le monde mais enfin avec tout le monde. La conquête de nos droits depuis cinquante ans et la visibilisation afférente ont permis cela : nous ne sommes plus victimes du rire lorsque celui qui rit nous respecte. "Plus nous avons de considération et de respect pour quelqu'un, mieux et plus vite nous comprenons les plus légères plaisanteries faites sur cette personne", énonçait Stendhal dans son ouvrage posthume Molière, Shakespeare, la comédie et le rire.

L'humour est une chose sérieuse

Si nos humoristes queers confirment qu'on peut bel et bien rire de nous-mêmes, reste la question : les autres peuvent-ils rire de nous ? Celle-ci reste ouverte, tant les polémiques continuent de se suivre et de se ressembler sur telle ou telle blague de comédien non-queer vue sur Netflix ou dans un extrait sur TikTok et jugée LGBTphobe. Pour la résoudre, les Anglo-Saxons proposent un principe : ne pas tirer vers le bas ("punch down"). Stendhal avait aussi identifié cette borne du rire : "Dans les sociétés où il y a l'humanité, on ne rit que s'il n'y a point de vrai dommage." L'humour, le vrai, ne saurait en effet être oppressif. Ce qui n'empêche pas de rire de tout : c'est le principe de l'humour juif et de l'humour noir.

Finalement, n'est-ce pas justement l'appropriation du rire qui nous rend moins vulnérables ? Ainsi, au milieu des – nécessaires – plaintes déposées par les personnalités qui ont été les cibles d'un harcèlement LGBTphobe autour de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris, la réponse la plus forte fut sans doute celle de la drag queen Piche : comparée sur Cnews à Chewbacca, elle nous a offert en retour une interprétation tordante du poilu de Star Wars sur Instagram. Bien vu : "L'injure ne fait pas rire, dit Stendhal. Ou si elle faisait rire, ce serait de la colère de qui se la permet."

Il n'y a, bien sûr, pas de recette miracle, et ce n'est pas à têtu· de décréter ce qui est drôle ou pas – "rien n'est plus délicat que le rire", proclamait déjà Stendhal. Mais au moins, au terme de nos discussions avec les humoristes de tout bord qui nourrissent le dossier à suivre, peut-on faire valoir un point : ce n'est pas aux réseaux sociaux de nous dicter nos codes, non non, c'est à nous de préserver la salle, ce rendez-vous de spectacle vivant impliquant l'artiste et son public, des jugements extérieurs. "La nombreuse compagnie augmente le rire", écrivait Stendhal. Alors, rions ensemble, rions de tout.

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Crédit photo : Jono Searle/Getty Images via AFP

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