La mairie de Marseille s’apprête à baptiser une passerelle du nom de Laurence Chanfro, attisant la fureur de l'extrême droite. L’artiste lesbienne et féministe morte en 2012 avait été la présidente de la section locale d'Act Up avant de cofonder le seul bar lesbien de la ville, Aux 3G.
Le 26 avril, Marseille compte donner tout son sens à la journée de la visibilité lesbienne en baptisant la passerelle qui relie la rue d'Aubagne au cours Julien, en passant au-dessus du cours Lieutaud, du nom de l'artiste et militante Laurence Chanfro. Une décision portée fièrement par l'adjointe au maire déléguée à l’État civil, Sophie Roques, présidente d'Homosexualité et socialisme, pour qui il était temps que la deuxième ville de France s’engage sur ce terrain : "C’est la première fois que Marseille honore une personne LGBTQI+ en donnant son nom à une rue. Pendant longtemps, les droits LGBTQI+ n’ont jamais été pensés comme une politique publique, y compris en termes de visibilité dans l’espace public." Face au manque criant de noms de femmes dans les rues de Marseille, la volonté de proposer une personnalité lesbienne a émergé, avec la nécessité qu’elle ait un lien avec la ville.
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Laurence Chanfreau, dite Chanfro, née à Paris en 1959, était une Marseillaise d’adoption. "Être Marseillaise, c’est y être active, prendre part à la ville. En cela, Laurence, si elle n’est pas née ici, l'était profondément", confirme Nathanaël Bignon, adjoint au maire des 4ᵉ et 5ᵉ arrondissements. Artiste et architecte, elle a été une figure de la vie militante locale dans les années 1990 : présidente d’Act Up-Marseille de 1994 à 1996, elle a cofondé le bar associatif Aux 3G, lieu phare de la vie lesbienne, qui a fermé ses portes à l’automne 2024. Elle était à la même période membre du conseil d'administration du Festival de films gays et lesbiens de Paris (avant qu’il ne soit renommé Chéries-Chéris). "Pour mettre un terme aux souffrances provoquées par la maladie", Laurence Chanfro s’est donné la mort en 2012 à l’âge de 53 ans, précise la biographie que lui a consacré le centre d’archives Mémoire des sexualités.
Vulves et éjaculations féminines
"Laurence a réveillé la communauté lesbienne", se souvient Anne Vial. Aujourd’hui conseillère d'arrondissement des 4ᵉ et 5ᵉ arrondissements de Marseille, elle avait rencontré Laurence Chanfro au tout début de l’aventure des 3G : "Elle parlait de l’importance de la relation au sexe, de son rapport au corps. Avant son arrivée, c'est comme si une lesbienne devait avoir des chats, faire de la rando… mais ne baisait pas. Ça a été une respiration !"
Avec ses photos de vulves, d’éjaculations féminines, ses courts-métrages transgressifs et quasi chirurgicaux, Laurence Chanfro a bousculé les lesbiennes : "Quand tu es lesbienne, comme tu n'as pas de modèle, de références pour comprendre ta vie érotique, tu es obligée de l'inventer en réfléchissant sur ta sexualité, c'est une question de survie", déclarait-elle dans le portrait que Les Inrocks lui avait consacré en 2005. Elle défendait un art cru, frontal, mais loin de toute visée pornographique : "Le but de la pornographie c’est d'abord de faire du fric, et aussi de faire jouir. Ce n'est pas du tout mon intention. Ce que je filme est fait pour interroger la jouissance." Laurence Chanfro a par ailleurs abordé le tabou de l’inceste, notamment en abordant les violences qu’elle avait elle-même subies.
Artiste et activiste d’avant-garde
"Je ne suis pas sûre qu’elle aurait aimé qu’on dise d’elle qu’elle était un modèle, affirme Anne Vial. Mais elle en a éduqué beaucoup, c’est certain, ou au moins elle en a remué. Elle se fichait un peu de la reconnaissance. Elle avait cette liberté que je lui enviais." Honorer le travail de Laurence Chanfro n’a évidemment pas plu aux réactionnaires : à l’annonce de la décision à la fin du mois de février, une opposition s’est manifestée au sein du conseil d'arrondissement en la voix de Séréna Zouaghi (Les Républicains). Le conseiller municipal d'extrême droite Stéphane Ravier, désormais brouillé avec Éric Zemmour pour lui avoir préféré Marion Maréchal, s'est précipité dans son sillage pour dénoncer un choix "décadent" et "malsain" : "Vous n’avez qu’à l’appeler passerelle de la Vulve pendant qu’on y est, allez jusqu’au bout de votre vulgarité, allez jusqu’au bout de votre perversité !" On adore l'idée, monsieur Ravier, passons au vote !
Nathanaël Bignon voit dans cette opposition un symbole : "Une femme qui montre des femmes actrices et sujettes de leur désir, c’est insupportable pour les conservateurs, qui pensent encore qu’une femme doit être là pour le regard des hommes et dans une visée procréatrice et hétérosexuelle. Le travail artistique de Laurence Chanfro remet en question cet ordre social." La diatribe de Stéphane Ravier n’a pas fait reculer la mairie, loin de là. "La droite et l’extrême-droite se retrouvent sur ces sujets, regrette Sophie Roques. Ils sont dépassés par ce qu’est Marseille. Ils sont d’un autre siècle." Tonitruante, la tentative d'opposition n’a pas été suivie d’effets. Après cinq minutes d'éructations, le conseil municipal a accepté la proposition.
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