Pour faire découvrir Marseille, Ludovic Barbier a créé le LGBTour, le premier tour LGBTQI+. En deux heures de visite guidée et huit étapes, il retrace l’histoire queer de la ville, bien plus riche qu’il n’y paraît.
Sur les marches du grand escalier de la gare Saint-Charles, Ludovic Barbier attend les participants en plein soleil, protégé par un grand parapluie aux couleurs de l'arc-en-ciel. Bientôt, une dizaine de personnes se rassemblent autour de lui. C’est parti pour une balade de deux heures dans les rues de Marseille, sur les traces de son histoire LGBTQI+.
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Guide conférencier et résident marseillais depuis une quinzaine d’années, Ludovic Barbier a eu l’idée de créer un LGBTour l’année dernière "grâce à un ami" et pour "marquer le coup des 30 ans de la Pride". Pendant sa phase de recherches, sa rencontre avec Christian de Leusse, figure militante gay de Marseille, est déterminante. Le LGBTour est le fruit d’une transmission entre générations. "C'est vraiment une encyclopédie marseillaise. Avec toutes les informations qu'il m'a fournies, le parcours s'est dessiné assez facilement. Et puis, j'avais envie de sortir un peu des sentiers battus, des lieux très touristiques comme le Vieux-Port ou le Panier…" nous confie-t-il.
La “géohistoire” du Marseille queer
Ancien militant du Groupe de libération homosexuel (GLH) local, Christian de Leusse travaille depuis de nombreuses années à reconstituer le puzzle de l’histoire LGBTQI+ de Marseille, faite de bribes, d’endroits cachés et d’une "friction continuelle entre les lieux commerciaux et les lieux militants". Le fondateur de l’association Mémoires des sexualités a établi une cartographie de plus de 200 restaurants, saunas, boîtes de nuit, locaux d'associations militantes, etc. "On est dans ce que j’appelle la 'géohistoire'. C’est-à-dire qu’en analysant l’histoire, j’analyse aussi la géographie, où les choses se sont passées. Ce concept de LGBTour est passionnant parce qu’il fait justement revivre tout ça", s’enthousiasme-t-il.
L'effervescence des années 1930
Au fil du parcours, qui descend de la gare Saint-Charles vers le quartier des Réformés et passe par les allées derrière Gambetta avant de remonter par des petites rues passantes vers La Plaine et le cours Julien, Ludovic Barbier englobe "un siècle d'histoire, des années 1920 à nos jours". À chaque époque, son anecdote. Le guide touristique apprécie en particulier les années 1930, avec des personnalités marquantes comme l’écrivain bi Claude McKay (Romance in Marseille, Banjo), la performeuse transgenre Coccinelle, le chanteur gay Reda Caire ou la chanteuse bisexuelle Suzy Solidor. C’est l’âge d’or des cafés-théâtres et des cabarets. “À ce moment-là, Marseille est l’épicentre du spectacle en France, autant dans la qualité que le nombre de lieux présents. Il y a une vraie vibration”, s’enflamme-t-il.
Pour illustrer son propos, Ludovic fait tourner des visuels des célébrités vintage et écouter les hits de l’époque à l’aide de ses mini-enceintes. Après ses tours test de 2023, il a pu peaufiner sa proposition. Nouveauté cette année : pour les deux dates du LGBTour pendant la Pride (les 22 et 28 juin), drag queens et kings viendront rendre hommage aux artistes de l’époque. Parmi elles, Madame Victor, Cristal de Troie et Oral Deluxe, 53 ans, qui n'a jamais quitté la cité phocéenne. Chanteuse de formation et drag soucieuse de faire passer des messages sur "l’absurdité de ce qu’on demande aux femmes", cette dernière chantera le 22 juin dans les rues de Marseille le titre saphique "Ouvre", de Suzy Solidor. "C'est une chanson dans laquelle Suzy demande à une femme d’ouvrir ses vêtements, ses seins, ses cuisses… Je l’ai choisie car c’est une chanson explicite, très pointue et particulière par rapport à la production de l’époque, explique Oral Deluxe, qui se produit au cabaret de l’Étoile bleue ou à La Friche. Avec son LGBTour, Ludovic réveille des choses dont plus grand monde ne se souvient. Il y a aussi cette idée de montrer que Marseille n’est pas qu’une ville violente et macho. Il existe une histoire et des figures LGBTQI+."
De l’Alcazar au Cancan de Michel Piacenza, figure incontournable de la nuit gay qui détient aussi le club L’Annexe, en passant par le Mineshaft – club de cuir gay BDSM crée par Jean-Pierre Fouque dans les années 1960 –, ce tour de l'histoire LGBT marseillaise fait la part belle aux lieux festifs qui ont accueilli la commu d’hier et d’aujourd’hui, sans omettre leur lien avec le travail du sexe et, parfois, la mafia.
Des années 1940 aux années 1980
Dans le Marseille des années 1940 (durant la Seconde Guerre mondiale, la ville se situe en zone libre), Sylvain Itkine, un acteur gay proche des Surréalistes, crée avec son frère, Lucien, une coopérative baptisée Croque-Fruit, rue des Treize-Escaliers, à la Porte d'Aix. Elle réunit des artistes, résistants trotskistes, et des personnes de toutes conditions et origines à la recherche d’un lieu sûr et de travail. Une centaine de personnes fabriquent des produits à base d’amande, qui connaissent leur petit succès. "Ce lieu va faire émerger des formes inattendues de solidarité et d'amitié", détaille Ludovic durant son tour. La belle aventure prend fin avec l’arrivée des Allemands.
Les années 1970 sont celles des mouvements pour les droits homosexuels. Christian de Leusse s’est confié à Ludovic Barbier sur ce moment-clé de sa vie et de celle du Marseille queer. Il y a la création du GLH de Marseille, dont il devient membre, et son premier local rue de la Palud en 1977. Puis "ce grand moment de 1979, où vous avez la première université d'été du GLH", se souvient le vétéran. L'événement est immortalisé par des photos sur les escaliers de la gare Saint-Charles, que Ludovic partage lors de la visite guidée. "C'est une étape très importante, puisque c'est là que se crée le Comité d'urgence anti-répression homosexuelle (Cuarh), c'est-à-dire une coordination nationale des GLH qui va être en capacité d'aller taper à la porte des candidats aux élections, en particulier François Mitterrand", détaille Christian de Leusse.
Les années 1980, plus sinistres, sont celles de l’épidémie de VIH. "On passe d’un moment de lutte et d’émancipation à un moment de soin. Il s’agit de prendre soin des autres", commente Ludovic Barbier. Les années 1990 voient un renouveau des lieux associatifs et militants à Marseille, avec la création du Centre Evolutif Lilith en 1990, de l’association Mémoires des sexualités en 1992 ou encore du bar lesbien et féministe Les 3G en 1996. La balade s’achève sur le cours Julien, un quartier queer et artistique où des lieux ont émergé récemment, comme le BOUM. Créé fin 2022, ce bar dansant inclusif propose des groupes de paroles pour chaque sigle de la commu, mais aussi des soirées DJ et drag. Marseille a aussi accueilli en 2023 son tout premier centre LGBT.
Aujourd'hui, si la ville se fait plus accueillante envers les personnes queers, le devoir de mémoire s’impose plus que jamais. Comme le rappelle Ludovic Barbier : "On est dans un moment d'instabilité politique et d’incertitude, et ça me paraît d'autant plus important de raconter cette histoire." Le guide a établi un partenariat avec l’Office du tourisme pour faire vivre ce tour d’utilité publique au-delà du mois des Fiertés, jusqu’en octobre, à raison de deux visites par mois, à un tarif de 15 euros. Le guide envisage déjà la création d’un “deuxième itinéraire LGBTQI+ en 2025”, pour que Marseille rime toujours plus avec arc-en-ciel.
>> LGBTour. Prochaines visites les 22 et 28 juin.
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Crédit photo : Marion Olité