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reportageÀ Marseille, la fin d'une bande de gouines organisées

Par Maurine Charrier le 04/10/2024
La devanture du bar lesbien Aux 3G à Marseille

[Reportage à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne] Après plus de vingt-huit ans de bons et loyaux services, Aux 3G baisse définitivement le rideau ce samedi 5 octobre. Premier et seul bar lesbien de Marseille, il a permis à plusieurs générations de femmes de se rencontrer et de faire communauté.

"À l’époque, les garçons avaient tout ce qu’il fallait pour s’amuser, mais pas nous", se souvient Sylvie. Animée par les luttes communautaires des années 1990, elle et trois autres militantes d’Act Up-Marseille fondent en 1996 le bar Aux 3G, rétro-acronyme de “garces, gourdes, gouines” ou de “gouines de gauche givrées” – entre autres –, sis au 3 rue Saint-Pierre dans le 5e arrondissement de la cité phocéenne. Pendant vingt-huit ans, son comptoir a fait office de phare lesbien. “C’est le plus vieux site de rencontres, et sans identifiant ni mot de passe, s’amuse Christelle, 50 ans, cliente depuis 2011 et qui fut membre du conseil d’administration de 2015 à 2018. On a toutes des amitiés et des histoires d’amour qui s’y sont nouées… C’est un lieu essentiel dans nos vies de lesbiennes marseillaises.” Mais certaines histoires ont une fin, et celle d’Aux 3G est actée pour le 5 octobre.

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Malgré les 250 adhésions toujours actives, les obligations personnelles et professionnelles de chacune ne permettent plus de poursuivre l’activité. Car, comme de nombreux lieux lesbiens, Aux 3G est un bar associatif : à l’ouverture, les femmes pouvaient adhérer pour 20 francs l’année, les hommes devaient se faire marrainer. Le but, réunir “les lesbiennes de tous courants, encore sur les rives ou qui ne savent pas nager”, comme l’annonçait un tract des débuts. “Il y avait souvent des femmes qui venaient, tout juste divorcées, après s’être aperçues qu’elles aimaient les femmes. Elles venaient trinquer à leur nouvelle vie !” raconte Sylvie. Un lieu de rencontres, un refuge, mais on n’y vient pas que pour boire un verre et danser, on s’y informe, on se construit. Très vite, la cofondatrice, qui a réalisé une insémination artisanale toute seule en 1990, organise ainsi les pique-niques “PMA et paillettes”, sur la parentalité LGBTQI+, alors que la France réfléchit encore à autoriser le pacs.

"C’était le seul lieu lesbien de Marseille"

Certainement moins classe que le café Planet de The L Word, l’ancien entrepôt de fruits et légumes n’a pourtant rien à lui envier, et accueille des projections de films et des expositions mettant en lumière les talents des lesbiennes. Le soir, le set est 100 % féminin. La DJ techno Mila Dietrich y a fait ses premières armes, “avant même de savoir mixer”. “Avec la fermeture, c’est une page qui se tourne pour toute une génération, déplore la trentenaire. C’est là-bas que j’ai commencé ma carrière, et je me souviens du soutien sans faille des filles du bar. Il y avait des soirées mythiques : celle de l’après-Pride en 2016, par exemple, l’ambiance était folle et le bar plein à craquer. C’était le seul lieu lesbien de Marseille, et il ferme…”

Seule ou accompagnée, s’il y avait bien une soirée à ne pas manquer, c’était celle du karaoké, un samedi par mois depuis 2009, avec Grace, alias Lady Butterfly, 67 ans, en maîtresse de cérémonie. Ses playlists s’étendant de Johnny Hallyday à Aya Nakamura n’avaient qu’une seule mission : connecter les cœurs. “Les filles venaient seules pour rencontrer du monde”, observe-t-elle. Mal dans leur peau, échouées par un heureux hasard dans ce bar pour filles, les nouvelles venues laissaient tomber leur timidité pour saisir le micro le temps d’une chanson. “Tout le monde se pressait pour venir au karaoké, sourit Lady Butterfly. Et plus ça allait, plus le public rajeunissait !” “Je me suis fait des copines de vingt ans de plus et de vingt ans de moins”, confirme Sylvie. Ancienne Parisienne récemment installée à Marseille, Ingrid, 27 ans, a participé à l’une des dernières sessions karaoké. Charmée par la mixité générationnelle, elle regrette tellement la disparition prochaine de ce bar “hyper sympa et très accueillant” qu’elle a essayé de reprendre l’activité avec des amis.

"C’est juste la fin d’un cycle"

À 68 ans, Aline, présidente de l’association Les Audacieuses et les Audacieux, qu’on a vue se faire maquiller par Ruby On the Nail dans le Make Over de Drag Race France saison 3, a connu Aux 3G en 2013, à l’occasion de l’EuroPride de Marseille. Depuis, elle faisait dès que possible l’aller-retour depuis la Normandie, où elle habite, tant elle avait à cœur de retrouver ce petit bar à l’ambiance si conviviale et engagée.

Après avoir régné pendant près de trois décennies sur la nuit lesbienne phocéenne, Aux 3G ne s’est pas remis du covid, mais aussi de la baisse de la fréquentation. “Tout le monde pleure aujourd’hui parce qu’on ferme, mais il fallait venir avant !” pointe, un brin agacée, Grace, la reine du karaoké. De son côté, Sylvie relativise sa nostalgie : “Dans les années 1990, tout le monde se planquait. Cette fermeture, c’est juste la fin d’un cycle, la société a évolué, on ne correspond plus à un manque.”

Les 3G c’était nous !” lit-on en commentaire sur la page Facebook de l’établissement, dont le nom va allonger la liste de nos lieux disparus. La dernière équipe (les fondatrices Domi et Sylvie, ainsi que Christelle, Filo, Vero et Zohra) éteint la lumière, mais la commu marseillaise se montre encore bien vivace : de nouveaux espaces estampillés LGBTQI+ accueillent l’ensemble de la communauté, comme le bar Boum ou la soirée Cagole nomade, tandis que des lieux comme le Mucem ouvrent leurs portes à des événements queers. “La mort d'un amour donne la vie à un autre, Y’a déjà moins de soucis à se faire”, chantait Jakie Quartz.

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Crédit photo : Mylène Comte

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