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bande dessinéeHumiliation, domination… Gengoroh Tagame, le manga gay sans tabou

Par Morgan Crochet le 26/04/2023
Gengoroh Tagame, "House of Brutes"

[Article à retrouver dans le dossier Bande dessinée du magazine en kiosques] Au Japon, Gengoroh Tagame est considéré comme le père du manga érotique gay. Ses récits sadomasochistes, soutenus par un trait net et dur, ont fait de l’auteur de House of Brutes le maître incontesté du bara.

"Mon sexe est tout trempé d’excitation. Je vais te remplir de foutre. Torazu, à partir d’aujourd’hui, tu ne porteras plus de sous-vêtements ! Plus de fundoshi, plus de sous-short. Reste cul nu sous ton yukata. Si je t’ordonne de te retourner, où que ce soit, n’importe quand… tu lèveras ton kimono, que je puisse me servir de ton cul immédiatement.” Ces propos fleuris sont ceux du beau-père de Torazu, qui s’adresse à lui après l’avoir violé devant sa fille, le jour de leur mariage. Tel est l’univers du mangaka Gengoroh Tagame, 59 ans, l’un des dessinateurs les plus radicaux du Japon, et maître incontesté du bara, le manga érotique gay. Pourtant, ses œuvres – ici, House of Brutes –, peuplées d’hommes aux mâchoires carrées, musclés et puissants, ne représentent qu’une petite partie du genre, qui se caractérise par une grande variété de styles, aussi bien dans les dessins que les sujets abordés : ainsi, quand on trouve chez Inu Yoshi des ados dodus sentimentaux, Kumada Poohsuke met en scène de petits personnages humoristiques dans des récits très culs tandis que Seizoh Ebisubashi crée des daddys lourds et poilus, poissonniers ou encore employés de bureau.

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Le style de Tagame, lui, est fortement marqué par son attrait pour le sadomasochisme : outre les classiques pincements de tétons et coups, voire écrasement, portés au sexe, on trouve évidemment des scènes de bondage et certaines pratiques plus hard qui s’apparentent quelquefois à de la torture, notamment dans House of Brutes, où le beau-père de Torazu se sert de la bouche et du cul de son gendre, dont le corps est maculé de cire, comme d’un chandelier, et le force à boire son urine alors qu’il lui impose une fellation.

Support masturbatoire

Pour construire ses histoires, le Japonais prend appui sur l’humiliation et la domination de trentenaires puissants, à la volonté brisée et soumise à un maître. Ce schéma sous-tend la totalité des intrigues bara de l’auteur, qui se caractérisent par une surenchère et une montée crescendo de pratiques hardcore, lesquelles ne font pas l’économie du viol. Seulement les personnages principaux, réduits à l’état d’esclave sexuel, finissent toujours par y prendre du plaisir. Fabrissou, un des rares dessinateurs français de bara, cofondateur du fanzine Dokkun et d’un recueil d’entretiens intitulé “Le bara ça n’existe pas” – le terme japonais “bara” n’est pas utilisé dans l’archipel mais seulement à l’étranger –, précise : “À la base, la BD homoérotique japonaise est un support masturbatoire, c’est vraiment du porno en BD plus que de l’art. Tagame excelle dans les scènes de soumission ou de viol, qui font fantasmer beaucoup de monde.”

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Dans Le Piège, Kazuma, un jeune étudiant, est violé par trois hommes qui le branlent, le doigtent et le prennent de force dans un local en sous-sol, finissant par le faire jouir. Dans un mouvement inverse, dans Je n’ai jamais pu dire que je t’aimais, deux anciens camarades de classe dorment ensemble après une soirée arrosée. Alors que l’un est en train de dormir, l’autre lui retire son slip avant de le sucer et de s’empaler sur lui. Le premier, qui jouait la comédie, se met finalement à le baiser en l’insultant, après lui avoir fait avouer son amour. Dans Gungi, lorsque le personnage principal est retrouvé par son ex, ce dernier le gifle et le branle devant son actuel petit ami, qui assiste impuissant à la scène. Malgré la honte qu’il ressent, Gungi ne peut s’empêcher d’obéir aux moindres des désirs/ordres de celui qui finit par lui procurer un orgasme.

Le fantasme du viol

Pour le médecin-sexologue Pierre Cahen, “le fantasme du viol, d’être soumis, pris de force, est un classique, aussi bien chez les homosexuels que chez les hétéros”. “Transgresser l’interdit est un puissant carburant de l’excitation sexuelle, explique-t-il. Plus on s’approche de la ligne rouge, plus on flirte avec les limites, plus on agite le foulard de la transgression, plus ça va être stimulant sexuellement. L’idée, c’est évidemment de garder le fantasme comme tel, et qu’il conserve sa puissance excitatoire.” Un ressort érotique puissant, donc, et qui permet entre autres de se dédouaner de ses propres désirs en les faisant porter par un tiers, qui en prendrait l’initiative. Comme en témoigne la réponse de Deleuze à Foucault, lorsque ce dernier l’interroge sur le sadomasochisme à propos de son texte Présentation de Sacher-Masoch, le froid et le cruel : “Le masochiste demande à son partenaire actif de se soumettre à son imaginaire.”

"La fiction érotique est le lieu de tous les fantasmes et celui de la transgression de tous les tabous."

Seulement, représenter de tels actes réprimés par le Code pénal (et réprouvés par la morale) soulève des interrogations. Est-ce encourager les pratiques condamnables, pousser à des passages à l’acte répréhensibles ? “Pour moi, quand c’est dessiné, rien n’est grave, parce que ce n’est pas vrai. Tagame va quelquefois super loin, mais ça ne me dérange pas car c’est du dessin”, confie Fabrissou. Une position partagée par Nicolas Cartelet, qui dirige la collection Antidote des éditions érotiques La Musardine consacrée aux BD, à l’origine de la publication des trois tomes de House of Brutes : “Il faut se battre pour que la fiction ait le droit de transgresser la loi. Quand j’ai lu Tagame pour la première fois, je me suis dit que je n’avais jamais rien lu d’aussi hard de ma vie, se souvient-il. C’est jusqu’au-boutiste, parfois choquant. Mais, pour moi, la fiction érotique est le lieu de tous les fantasmes et celui de la transgression de tous les tabous. Quand on fantasme, on ne doit se mettre aucune limite, sinon ça ne sert à rien et c’est tout simplement la vraie vie. Évidemment, ça demande d’avoir un certain recul sur les choses, de comprendre que la fiction n’est pas la réalité. C’est d’ailleurs pour cela que les mineurs ne doivent pas avoir accès aux BD érotiques”, précise l’éditeur. Et d’ajouter : “La transgression fait partie de la pornographie. Se battre pour publier ces œuvres, c’est aussi se battre pour la liberté d’expression.”

Dans l’anthologie Massive, les maîtres du manga gay, qu’elle a codirigée, Anne Ishii écrit au sujet de Tagame : “Il est le Dr Who de la bande dessinée gay (...) le saint Shakyamuni [Bouddha].” Un maître du temps, donc – Gengoroth Tagame est l’auteur de L’Art érotique gay au Japon, une tentative de conservation inédite de dessins homoérotiques japonais en plusieurs volumes –, mais aussi un précurseur ayant inspiré et ouvert la voie à plusieurs générations d’artistes. Il est d’ailleurs l’un des cofondateurs du magazine G-Men, qui a joué un rôle crucial dans la diffusion du bara dans les années 1990-2000 et lancé des dizaines de jeunes dessinateurs. En raison de son succès et de l’influence qu’il exerce sur ses pairs, Tagame est souvent comparé en Europe à Tom of Finland, autre grande figure internationale du dessin homoérotique avec lequel il partage un goût certain pour les verges pleines aux courbes harmonieuses et les scènes de sexe à plusieurs. Comme il a en commun avec son compatriote Yukio Mishima, l’auteur du roman gay autobiographique Confessions d’un masque, une fascination pour le sadomasochisme et les corps bodybuildés. “Le penchant de mon cœur vers la mort, la nuit, le sang était indéniable”, écrit l’écrivain japonais qui se suicida en 1970. Torazu, le héros de Tagame à la toison d’ours noir, au penchant similaire, connaîtra une fin moins tragique. ·

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Illustration : Gengoroh Tagame, House of Brutes