lesbiennes"Être enceinte se danse différemment" : Rocío Molina explore son désir de maternité à Chaillot

Par Marion Chatelin le 08/10/2018
Rocio Molina

Une expérience radicale. Danser la grossesse sur scène et sur plusieurs mois. Le spectacle « Grito pelao » (« Cri écorché »), de la danseuse de flamenco la plus audacieuse de sa génération, Rocío Molina, est un ovni. Une performance physique, un cri du corps jusqu'au dernier souffle. Sur les planches, la chorégraphe, ouvertement lesbienne, fascine. Elle danse sa vie et embarque le spectateur dans son voyage à travers le désir de maternité. Pour TÊTU, la danseuse accepte de revenir sur l'exploration et la transformation de son corps.

Elle est l'une des rares « bailaoras » à se revendiquer comme lesbienne. En mars dernier, Rocío Molina décide de faire un enfant seule à travers une insémination artificielle. C'est enceinte de presque quatre mois qu'elle a présenté son spectacle « Grito pelao » (« Cri écorché ») à Avignon. Elle réitère au théâtre national de Chaillot, désormais enceinte de six mois. Une performance physique, dans laquelle l'artiste irradie de sa présence. Accompagnée sur les planches par sa mère, Lola Cruz, et la chanteuse Sílvia Pérez Cruz, toutes les trois pénètrent dans un espace inconnu, avancent à tâtons, pour mieux ausculter la structure du féminin. Elles nous délivrent un véritable objet de danse, doublé d'une profonde réflexion sur la maternité. Interview.

"Être enceinte se danse différemment" : Rocío Molina explore son désir de maternité à Chaillot

TÊTU : Pourquoi avoir voulu travailler sur le désir d’enfant, thème central de cette oeuvre ?

Travailler sur le désir d'enfant n'est pas vraiment un choix ou une idée. C'est plutôt une nécessité, et surtout, un désir. L'idée de vouloir avoir un enfant ne se pose pas pour faire un projet artistique. C'est un désir personnel qui m'habite depuis cinq ans. La danse fait partie intégrante de ma vie, je ne peux pas ne pas danser. N'étant pas en mesure de choisir entre danser et vouloir être mère, j'ai décidé de traduire en danse ce que je vis. 

Vous êtes lesbienne et vous avez décidé de faire une PMA seule. Pourquoi ? 

Mon pays permet aux femmes seules et aux couples de femmes d'avoir accès à la procréation médicalement assistée. Avec mon ex-partenaire, nous voulions avoir un enfant, mais nous nous sommes séparées. J'ai d'abord eu envie de trouver quelqu'un d'autre avec qui partager ce désir d'enfant, en vain. J'ai fini par accepter l'idée que, de nos jours, la structure familiale s'élargit. Un enfant a besoin d'affection et d'amour et je suis sûre que je pourrai apporter tout cela à ma fille. Je suis persuadée que j'ai beaucoup d'amour à lui donner. Franchement, il vaut mieux élever un enfant de cette manière plutôt que par un couple qui a une relation vide de sens et toxique.

Comment vivez-vous les changements corporels induits par votre grossesse ? De quelle manière cela impacte-t-il votre façon de danser ? 

Évidemment, être enceinte se danse différemment. C'est un apprentissage précieux et j’ai le sentiment que c’était nécessaire. Le plus important est d'abord d'être à l’écoute de son corps. Il m'indique parfaitement ce que ce que je peux et ce que je ne peux pas faire. Cela m'a fait acquérir une sensibilité complètement différente, c’est un peu comme découvrir une autre dimension. 

J'ai dû changer ma manière de danser, donc changer ma technique. Avant je sautais beaucoup, j'ai donc veillé à ne pas faire de sauts dans ce spectacle pour que le foetus ne souffre pas. J'expérimente beaucoup plus avec le haut du corps, notamment les bras. Je suis moins explosive que d'habitude dans ma manière de danser. J'essaye aussi au maximum de ne pas gaspiller mon énergie, ma danse est plus mesurée, mais elle est aussi en constante transformation à mesure que j'avance dans ma grossesse.

"Être enceinte se danse différemment" : Rocío Molina explore son désir de maternité à Chaillot

Votre mère est votre partenaire sur les planches. « Grito Pelao » est-il placé sous le signe de la transmission? 

J'ai d'abord imaginé faire venir sur scène une femme plus âgée que moi, avec une présence qui parle d'elle-même. Ce n'était vraiment pas évident à trouver car je ne voulais pas qu'elle soit danseuse de formation, ni qu'elle évolue dans le milieu de la danse. Je suis venue naturellement à cette idée que cela devait être ma mère. Je me suis rendue compte que c'était la personne parfaite, alliant ingéniosité et fragilité. Elle a également cette dimension affective, vu qu'elle est ma mère, ce qui renforce les émotions qu'elle transmet au spectateur.

La force de ce spectacle, c'est aussi d'avoir trois générations de femmes sur scène. Celle de ma mère, la mienne et celle de ma future fille. Chacune à notre manière, nous racontons nos expériences de mères ou de futures mères. On explore notre rapport à la maternité. Ce spectacle est définitivement placé sous le signe de la transmission. Il m'aide à m'écouter et à modeler de manière constructive un projet personnel et familial. C'est aussi une façon de dire à ma fille que les valeurs que je veux lui transmettre sont l'amour et la liberté.

Diriez-vous que votre spectacle est queer ? 

Il peut être perçu comme queer, peu importe comment les gens veulent le qualifier. C'est avant tout une oeuvre à destination d'un public conscient qu'il s'agit d'un travail dirigé vers et pour les femmes. Et peut-être qu'il peut déranger des hommes ou des femmes qui ne conçoivent qu'un concept de famille exclusivement basé sur des relations traditionnelles hétérosexuelles, ou encré dans un système patriarcal. Mon intention a toujours été d'exprimer ma liberté à travers ma danse et mon art.

Crédit photo : Christophe Raynaud De Lage. 

« Grito Pelao » sera représenté les mardi 9, mercredi 10 et jeudi 11 octobre à 20h30 au théâtre national de Chaillot.