billet"La chasse aux gays et l'État marocain", par Abdellah Taïa

Par Abdellah Taïa le 21/04/2020
Abdellah Taïa,maroc

Abdellah Taïa est le premier écrivain marocain ouvertement homosexuel. Pour TÊTU, il revient sur la vague d'outing qui sévit actuellement dans son pays, le Maroc.

Pour tuer le temps, oublier l'ennui et le Corona, s'amuser, rigoler, certains Marocains n'ont rien trouvé de mieux ces derniers jours que de se lancer dans une nouvelle chasse aux sorcières. Débusquer leurs concitoyens gays là où ils "se cachent", ces pervers, dans les sites de drague, screener leurs profils et les partager sans aucune hésitation sur les réseaux sociaux traditionnels. Autrement dit : les OUTER. Les exposer. Rire d'elles et d'eux. Leur lancer des pierres. Les placer dans une plus grande vulnérabilité. Les mettre dans un très grand danger. Les tuer. Mieux: les pousser au suicide. Bref, passer un bon moment. Rien d'anormal. Du fun, en veux-tu, en voilà. Tout va bien. Tout va bien. On va nettoyer le Maroc de cette saleté. Vite. Vite. Le Ramadan est pour très bientôt.

LIRE AUSSI >> « Ils sont capables de me tuer » : au Maroc, de jeunes hommes gays victimes d’un outing massif

Ce jeu a commencé par un live sur Instagram d'une star des réseaux sociaux marocains. Une personne transgenre (1). Qui a soudain perdu le sens des réalités. Devenue folle et criminelle assumée, elle a rejoint de son plein gré ce territoire dans lequel on trouve tout ce qui ne va pas au Maroc : l'hypocrisie sociale comme programme politique, l'aveuglement comme stratégie d'avenir, ne surtout pas encourager celles et ceux qui depuis des années se sacrifient pour faire avancer la cause des libertés individuelles. Non seulement cette "star" a indiqué aux autres le moyen de trouver les gays mais en plus elle leur a expliqué que, grâce au système de géolocalisation des smartphones, ils auront la joie de trouver sur ces sites quelqu'un de leurs connaissances: un camarade de classe, une voisine, un oncle, un neveu, une tante, un père de famille, ton propre père tiens, un ancien professeur, un ministre peut-être, qui sait… Magnifique. Tout cela est tellement excitant. On n'a rien à faire. Le Corona est tellement lourd. On s'amuse comme on peut. On y va. On y va. A vos marques, prêts, partez. Mais quel succès ! Et si rapidement.

Les Marocains n'ont visiblement pas de coeur. Ils sont experts en double jeu, en double face, présenter le bon visage au bon moment, cacher ce qu'il y a à cacher. Mais quand l'occasion de s'amuser, de s'esclaffer, de tuer l'autre à force de blagues, à force d'esprit non sérieux, on ne peut pas rater l'occasion. Le Maroc est un pays beau, tellement beau, et il doit rester propre. Allons-y, la nouvelle saison de chasse aux gays a commencé. C'est mieux que Netflix. Rejoignez le mouvement.

Et les autres ? Celles et ceux qui ne sont pas d'accord avec tout cela ? Où sont-ils ? Que font-ils ? Le silence, encore une fois ?

 "Parfois, on a aussi cette réponse : il n'y a pas de gays au Maroc."

C'est compliqué, mon ami. C'est dangereux pour elles, pour eux. On ne peut pas afficher notre soutien, sinon on va croire "qu'on en est" nous aussi. On ne peut pas le faire. Désolé. Bien sûr. On comprend. On les comprend. On soutient, mais dans l'ombre. Ce n'est pas de leur faute. Quand l'Etat ne protège pas, tout le monde a peur. Peur de tout. Peur de perdre tout en un click : famille, travail, logement. En plein Corona se retrouver à la rue. On les comprend. Très sincèrement, on les comprend.

Alors, que faire ? On assiste au spectacle. C'est "Hunger games", version marocaine. On assume ? Vraiment ?

L'Etat ne bouge pas. Même rengaine, depuis des années: libérer les homosexuel-le-s, protéger la communauté LGBTQ+, n'est pas une priorité pour le royaume. Parfois, on a aussi cette réponse : il n'y a pas de gays au Maroc. A vous de choisir laquelle de ces réponses vous convient le mieux. Le Maroc est un pays musulman, l'avez-vous oublié ?

Justement, l'Islam n'est pas le problème ici. Ce sont plutôt les coeurs des gens qui sont le problème. Le coeur de ceux qui dirigent le pays et qui au fond, à force de silence coupable, autorise ce genre de chasse aux sorcières. Cela doit arranger les calculs politiques de certains. C'est sûr.

A un moment donné, il faut qu'une personnalité politique, forte et crédible au Maroc, se lève et prenne à bras le corps la cause des LGBTQ+. Si le grand homme politique Mehdi Ben Barka, assassiné à Paris en 1965, était encore en vie, je suis sûr que, lui, il aurait libéré les gays marocains. Qui sera notre Mehdi Ben Barka aujourd'hui ? Quelle est cette personnalité politique courageuse, homme ou femme, qui sera notre héros-héroïne pour de vrai ?

On rêve. Je rêve. Mais, en même temps, je vois depuis le début des années 2000 que plusieurs associations marocaines des droits de l'homme et de nombreux journaux n'ont cessé de se mobiliser pour la cause gay. Ils l'ont fait publiquement. Et en ce moment même, ils aident énormément les victimes de cette nouvelle chasse aux sorcières. Ils le font très sérieusement et très sincèrement. Je n'en doute pas.

Dans le monde de demain, très bientôt donc, on doit tout faire pour que les LGBTQ+, dans mon pays le Maroc, comme ailleurs, ne soient plus les victimes idéales, d'avance désignées par un système qui fonce droit au mur.

Mais l'Etat n'est pas là. Aux abonnés absents. Et sans une réponse politique, rien ne va bouger. On continuera de sacrifier les gays, les lesbiennes, les personnes transgenres et leurs ami-e-s. Et on continuera de dire que le Maroc se modernise et la jet-set internationale continuera d'y trouver le décor Mille et Une Nuits dont elle a tellement besoin pour survivre au rythme tellement infernal de l'Occident. Un espace idéal pour réaliser vos rêves orientalistes, vos fantasmes néo-colonialistes. Venez chez nous. Fermez les yeux vous aussi. On est un peuple ouvert d'esprit. On a même organisé des concerts avec les chanteurs Elton John, Mika et Ricky Martin. Ils sont gays, ces hommes, non ?

Jusqu'à quand cette situation, cette impasse ? Jusqu'à quand persister à faire l'autruche encore et encore ?

On parle tellement en ce moment du monde de l'après-corona. On doit tous se remettre profondément en question. Ne plus être comme hier. Dans les mêmes erreurs, le même racisme, le même rejet de l'autre, l'étranger, le différent, on doit aller vers l'autre et lui tendre la main, n'est-ce pas ? On doit sortir de ce qui nous tue tou-te-s. Le capitalisme et ses monstres.

Dans le monde de demain, très bientôt donc, on doit tout faire pour que les LGBTQ+, dans mon pays le Maroc, comme ailleurs, ne soient plus les victimes idéales, d'avance désignées par un système qui fonce droit au mur.

Tout mon amour aux LGBTQ+ au Maroc. Et dans le monde entier.

(1) Dans notre article consacré à cette affaire, la rédaction TÊTU a choisi de respecter le genre de la personne à l'origine de cette dénonciation qui, dans ses vidéos les plus récentes, se définit elle-même comme "un homme gay".

Abdellah Taïa a 46 ans. Il est l’auteur d’une douzaine de romans. Il a remporté le prix de Flore 2010 pour "Le Jour du roi" (éd. Seuil). Son dernier livre, "La vie lente" (éd. Seuil), paru en France en 2019 et désormais disponible en poche. Il a également réalisé le film "L’Armée du salut" sorti en 2014.

Crédit image : Abderrahim Annag