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bande dessinéeOn a parlé BD, représentation queer et non-binarité avec Jul Maroh ("Le Bleu est une couleur chaude")

Par Florian Ques le 11/09/2020
Jul Maroh

Révélé par Le Bleu est une couleur chaude, l'illustrateur lensois signe son tout premier roman graphique sous la houlette de DC Comics. Une collaboration inouïe qu'iel détaille à TÊTU.

Par respect pour l'identité de genre de Jul Maroh, cet article utilise le pronom personnel non-genré "iel", en remplacement de "il" ou "elle".

Sans iel, il n'y aurait jamais eu La Vie d'Adèle. En 2010, Jul Maroh – précédemment connu·e sous le nom de Julie Maroh avant sa transition – publiait Le Bleu est une couleur chaude, sa bande dessinée au succès international qui fut plus tard adaptée au cinéma. Cette année, alors que la France sortait de son confinement, iel dévoilait un nouveau roman graphique aux États-Unis avec son coup de crayon caractéristique : You Brought Me the Ocean.

Réalisée pour le mastodonte DC Comics, cette œuvre revisite l'histoire d'Aqualad, l'un des super-héros emblématiques de l'éditeur. Mais plus qu'une origin story avec des pouvoirs hors du commun, You Brought Me the Ocean est un récit d'apprentissage où son héros explore sa sexualité. Jul Maroh revient pour TÊTU sur les prémices de cette collaboration, mais s'exprime également sur la place des créateurs et créatrices LGBT+ dans la BD. Rencontre.

Vous signez une collaboration surprenante avec DC Comics grâce à You Brought Me the Ocean, une histoire de super-héros qui découvre son homosexualité. Comment on en arrive à bosser avec l'une des plus grosses maisons d'édition de comics américaines ?

C'est l'éditrice de leur nouvelle collection qui est venue me chercher. Alex Sánchez [le scénariste de You Brought Me the Ocean, ndlr] avait déjà commencé à écrire l'histoire et la lecture de son script m'a vraiment donné envie de me joindre au projet. Ce qui m'a vraiment convaincu, c'est le fait qu'il mettait en lumière comment Jake Hyde [le prénom civil d'Aqualad dans les comics] avait découvert ses super-pouvoirs tout en tombant amoureux d'un autre garçon, et donc comment ses capacités extraordinaires et son désir amoureux étaient entremêlés.

 

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Votre style d'illustration est aux antipodes de celui des comics qu'on a l'habitude de lire. Vous avez fait des concessions pour cette collab ?

DC Comics avait souhaité m'engager pour mon style et j'ai tout de suite été mis en confiance là-dessus. On n'est pas du tout dans la vision traditionnelle d'un comics de super-héros, en effet. Il s'agissait de produire un roman graphique queer pour un public dit "young adult", alors j'étais comme un poisson dans l'eau. S'il y avait un challenge, c'était surtout celui du calendrier. J'avais l'impératif de devoir travailler très vite. Aujourd'hui, il m'est difficile de regarder mes pages de You Brought Me the Ocean avec satisfaction pour cette raison.

Vous aviez lu des comics avant ce projet ?

Mes lectures étaient tout autres. Mais grâce à cette collaboration, j'ai pu constater qu'on assiste à un vrai tournant quant à la représentation des super-héros et super-héroïnes. C'est encore timide, mais on commence enfin à trouver davantage de représentation LGBT+ positive. Dans le cas de You Brought Me the Ocean, ça va au-delà de la question LGBT+ car Jake Hyde est un super-héros noir et gay. Le livre sortait en plein Mois des Fiertés pendant que le monde entier criait "Black Lives Matter". J'espère que le livre sera reçu comme un outil d'empowerment par toutes les subjectivités concernées.

Vous avez cofondé le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme il y a plusieurs années. Avez-vous remarqué des changements dans la façon dont sont considérées les artistes femmes du milieu ?

Lorsque je parle du milieu de la bande dessinée, je le remets toujours dans son contexte. Selon moi, ce qui s'y produit est le reflet de ce qui se passe à l'échelle sociétale car c'est un médium populaire qui évolue au rythme de notre pensée. Et justement, notre société repose sur un héritage patriarcal, colonial, chrétien et hétéronormatif. Donc la bande dessinée aussi. Le collectif a été fondé en réaction à ça et tout s'est passé très vite car nous considérions déjà comme intolérable le sexisme répétitif et systémique auquel nous faisions face.

Grâce à notre charte, à la liste interminable de témoignages que nous avons diffusée et diverses actions publiques, notre influence a commencé à porter ses fruits. Désormais, le collectif est international et avoisine les 300 membres, ce qui est énorme pour ce milieu.

 

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"J'ai enfin trouvé la pièce manquante à mon puzzle et ça a changé ma vie."

Pour la Journée de la visibilité trans, vous avez partagé une image de vous-même sur Instagram. Une photo intime et symbolique, que certains ont interprétée comme un coming out trans. C'était votre démarche ?

En soi, l'intention était bien de faire ce coming out publiquement une bonne fois pour toutes. J'avais commencé la testostérone des mois plus tôt et ma mastectomie avait eu lieu plus d'un an auparavant, donc je ne me cachais pas de ma transidentité lorsque je participais à des événements publics et j'expliquais quels pronoms me convenaient. Mais si je n'avais pas fait de réel coming out public jusque-là, c'était à cause d'insultes et de harcèlement que j'avais reçus sur Internet, par des membres de la communauté queer, à un moment où j'étais très vulnérable. Il m'aura fallu un an supplémentaire pour faire cette déclaration.

Ça a été très long pour comprendre ma dysphorie de genre et pour me sentir légitime à vivre mon expérience trans. Pendant des années, les seuls référents que j'avais étaient MtoF [des femmes trans, ndlr] ou FtoM [des hommes trans, ndlr] alors que, personnellement, je ne m'identifiais pas plus en terme de masculinité que de féminité. C'est bien plus tard que les notions de spectre trans et de non-binarité sont arrivés jusqu'à moi, par la culture anglophone. J'ai enfin trouvé la pièce manquante à mon puzzle et ça a changé ma vie.

Quels retours avez-vous eus après la publication de ce post ? 

Sincèrement, faire ce post a été l'angoisse. Non seulement à cause du harcèlement que j'avais déjà expérimenté, mais aussi parce que des amies lesbiennes avaient mal réagi lorsque je leur avais fait mon coming out en privé. Surgit souvent l'accusation de traîtrise au féminisme pour qui fait une transition "F to whatever". Or, je peux vous assurer que ce n'est pas parce qu'il me pousse de la barbe que la "masculinité dominante", à laquelle on m'a parfois accusé de vouloir me fondre, veut de moi. Et je ne veux pas d'elle non plus. En tout cas, toutes les réactions de mes followers ont vraiment été pleines d'amour et de soutien. Je prends toujours plaisir à relire les commentaires de ce jour-là dans mes moments de déprime.

De votre expérience, diriez-vous que le milieu de la BD est LGBT-friendly ?

Mon sentiment réel, c'est que la notion de "LGBT-friendly" avait du sens il y a 10 ans. Tout ce qui n'est pas LGBT-friendly aujourd'hui devrait être dénoncé comme LGBT-phobe. Point. Ce qui est nécessaire désormais dans toutes les luttes, c'est d'avoir de réel·le·s allié·e·s engagé·e·s activement. Malheureusement, c'est très lent à se mettre en place.

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On vous a découvert avec Le Bleu est une couleur chaude et son adaptation sur grand écran par Abdellatif Kechiche. Quel souvenir garderez-vous de cette expérience ?

C'est une expérience complètement démesurée, qui a porté sa quantité d'ombre autant que de lumière. C'est la première fois qu'un film adapté d'une bande dessiné gagnait la Palme d'Or... Je ne peux pas trop y penser sinon je perds pied ! Ça a permis de créer davantage de ponts entre le cinéma et la bande dessinée, ce qui est vraiment important car la BD a trop longtemps été considérée comme un art mineur.

Pensiez-vous que Le Bleu est une couleur chaude allait autant rayonner dans le monde ?

Non, et même l'éditeur n'envisageait pas un tel succès, ne serait-ce qu'en France. Le livre est lu à travers le monde dans une quinzaine de langues. Pour moi, le plus beau cadeau dans tout ça, ce sont les courriers que je reçois depuis 10 ans. Les gens continuent de m'écrire depuis le monde entier pour partager leur expérience avec moi, m'exposer leur cœur avec confiance ou simplement prendre le temps de me remercier.

En tant que dessinateur, êtes-vous également consommateur de bandes dessinées ? Avez-vous une découverte récente que vous conseilleriez ?

Je suis encore sous le charme de Mes ruptures avec Laura Dean, une bande dessinée de Mariko Tamaki et Rosemary Valero-O'Connell dont je recommande chaudement la lecture.

Après une collaboration fructueuse avec DC Comics, quel sera votre prochain projet artistique ?

J'ai plusieurs choses sur le feu. Principalement, il y a un long roman graphique historique en écriture. C'est une sorte de thriller romantico-politique pendant la Renaissance florentine.

Crédit photo : DC Comics