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modeJulien Dossena (Paco Rabanne) : "Le queer m’aide à élever les gens"

Par Anthony Vincent le 08/06/2021
Julien Dossena, créateur de mode queer pour Paco Rabanne

Directeur artistique de Paco Rabanne depuis 2017, Julien Dossena renouvelle la sensualité de la marque, des vêtements comme des parfums.

Interview Anthony Vincent & Romain Burrel. Photographie Jules Faure

Cela fait sept ans que Julien Dossena a repris les rênes de Paco Rabanne. Autant dire une éternité à l’heure où les créateurs ne cessent de passer d’une maison à l’autre. Le Breton de 39 ans a été formé à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, à Paris, puis au département mode de l’école des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles. Avant de rejoindre Balenciaga, sous Nicolas Ghesquière, de 2008 à 2012.

Chez Paco Rabanne, il a su éviter intelligemment les références trop littérales au turbulent fondateur, tout en détournant les codes les plus évidents. Il reçoit TÊTU chez lui, dans son appartement du quartier Filles-du-Calvaire, un nid d’aigle d’où il capte le tumulte parisien. Y traînent des revues sur le punk, le cinéma, une photo de Coco Capitán et un mobilier contemporain assez radical. Comme ce canapé en forme de paysage de montagnes, signé Gaetano Pesce, sur lequel il nous raconte de quel métal il se chauffe.

À votre arrivée, la maison Paco Rabanne tenait-elle encore debout ?

Julien Dossena : Quand je suis devenu directeur artistique, c’était comme si la mode Paco Rabanne n’existait plus. Les gens gardaient en tête ce qu’elle avait pu être comme pilier esthétique des années 1960, aux côtés de Barbarella, de Jane Birkin ou de Brigitte Bardot. Comme elle paraissait rétro dans l’imaginaire collectif, j’ai d’abord eu besoin de la réinscrire dans le présent.

De manière très pragmatique, je me suis demandé comment une fille aurait envie de s’habiller aujourd’hui. J’ai relancé la machine avec des pièces du quotidien ancrées dans la réalité, comme des bombers ou des pantalons d’homme. Je ne voulais pas commencer par un fantasme de mode grandiloquente, comme une robe réservée aux grands soirs, en résille de métal. J’ai pris cette page blanche comme une chance d’écrire de nouveaux fondamentaux. Avant de faire monter la sauce.

Quand avez-vous commencé à vous amuser ?

Il y a trois-quatre ans, je me suis dit : “C’est bon, tu as posé tes piliers, ça marche, tu croises des filles avec tes sacs et tes vêtements. Maintenant, tu peux commencer à être plus léger et à t’amuser.” Pour l’automne-hiver 2019, j’ai fait des assemblages d’idées issues des archives et de choses beaucoup plus personnelles. Avant ce défilé, je m’étais tenu éloigné de l’esthétique trop 1960-1970, rétrofuturiste, car je ne pense pas que cela puisse prendre aujourd’hui. Et puis j’avais une affinité plus nineties. J’ai d’abord voulu insuffler quelque chose de plus aiguisé, de plus adulte, plutôt que de référencer trop directement la pop des années 1960.

Vous étiez trop jeune pour être nostalgique des années 1960 ! Quelles sont vos icônes ?

En mode, à la fin de l’adolescence, j’étais fan de Yohji Yamamoto, puis de Martin Margiela. Mais surtout d’Helmut Lang, qui m’a marqué par son sexy-fétichisme très urbain, créé à partir de matériaux pauvres travaillés de façon radicale tout en restant facile à porter – et servi par des images signées Juergen Teller, Robert Mapplethorpe ou Jenny Holzer. Même les castings m’inspiraient. Je devais avoir 17-18 ans quand la mode est entrée dans ma vie. Avant, je ne savais même pas que le métier de designer existait. J’y suis arrivé par les photos dans les magazines. Moi qui quittais le foyer familial breton pour étudier l’histoire de l’art, je réalisais la porosité de la mode avec d’autres formes d’expression qui me passionnaient.

 

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La mode vous a-t-elle aidé à comprendre votre orientation sexuelle ?

Dans mon cas, c’était clairement un signe ! (Rires.) Je sentais que mon entourage se posait des questions sur ces facettes de moi que je ne connaissais pas encore ou refusais peut-être de voir. Dans mon village de province, les métiers de la mode étaient méconnus et associés à l’idée d’une certaine orientation sexuelle, donc, forcément, on se demande ce que cela veut dire pour soi lorsqu’on s’y intéresse tant.

Vos parents n’avaient pas d’appréhensions ?

Ils imaginaient simplement la création de vêtements comme quelque chose de très artisanal. Même moi je me demandais en quoi consistait exactement ce genre de métiers. Ça m’attirait surtout pour le dessin, car c’est ce que j’adorais faire depuis l’enfance. Mes parents ont eu beaucoup de professions différentes, ce qui explique peut-être pourquoi ils n’avaient aucune appréhension particulière. Ma mère a été prof d’équitation, agente immobilière, et a fait plein de petits boulots en fonction de là où l’on déménageait. Mon père a été cuisinier, puis a géré un night-club de mes 7 à 17 ans environ, avant de bosser sur des bateaux. Je leur ai fait mon coming out quand j’ai eu ma première relation sérieuse, à la vingtaine.

C’était comment de grandir en Bretagne ?

J’ai grandi au Pouldu, un tout petit village assez touristique dont la mentalité rurale est imprégnée par la culture catholique. Mais je ne me suis jamais senti rejeté, ni par le passé ni aujourd’hui. Je n’ai subi aucune homophobie, si ce n’est de la curiosité déplacée, dans le pire des cas.

Exprimez-vous votre queerness dans votre mode ?

Cela va même de pair avec ma volonté de donner du pouvoir à travers les vêtements. C’est le queer qui m’aide à élever les gens. Plus j’en exprime et le représente, plus j’ai l’impression de parvenir à donner de la force aux personnes, peu importe leur genre ou leur sexualité. C’est une liberté qui profite à tout le monde. Si, demain, en province, un adolescent cisgenre hétérosexuel décide de porter un pull à paillettes sans se poser ni susciter de questions, on aura beaucoup avancé en tant que société. On aura cessé de voir en cette apparence un danger.

C’est ce que vous tentez de faire avec les parfums ?

Puig, le groupe propriétaire de Paco Rabanne, vient du monde de la beauté et des parfums, donc ça les intéressait de mettre un pied dans ce type de projets. Je suis parti sur l’idée d’une collection de personnages formant une communauté.

À travers cette Pacollection, j’ai voulu mettre en œuvre quelque chose de plus queer qui n’existait pas forcément de ce côté plus mainstream de la maison. Je l’ai presque vu comme une mission idéologique, tout en me disant que les campagnes de pub pourraient montrer au plus grand nombre que ce genre de personnes existe aussi. Chacun des six parfums est incarné par un artiste, comme Genius Me par le DJ Bambounou, ou Fabulous Me par la chanteuse Kelela. Dans un monde de parfums très stéréotypés, je voulais proposer d’autres modèles.

 

 

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Votre Pacollection tranche complètement avec les parfums très virils de la maison…

On n’a pas fait ça dans le dos de Puig. Au contraire, ils nous ont poussés à y aller, conscients de ce que cela peut représenter de complémentaire avec l’offre qui cartonne déjà. Ça m’enthousiasme d’autant plus que j’ai moi-même pu souffrir d’un manque de représentation queer quand j’étais plus jeune. Dans mon enfance, à part La Cage aux folles, je ne voyais pas d’autres modèles. Puis j’ai découvert Prince, Freddy Mercury ou encore Michael Jackson. Cela fait longtemps que la mode représente les personnes queers dans l’imaginaire collectif, mais sur un produit plus mainstream comme les parfums, c’est moins courant. Ça peut contribuer à l’acceptation et au respect, donc je suis ravi qu’on puisse faire bouger certains mastodontes du secteur, comme Paco Rabanne.

Aujourd’hui, c’est quoi le sexy chez Paco Rabanne ?

C’est une sensualité à la fois évidente et froide. Je trouve extrêmement sexy cette idée d’avoir du métal à même la peau. C’est physiquement électrisant : au premier contact, c’est glaçant, puis ça se réchauffe, au fur et à mesure, à la température du corps. Avant même d’être un vecteur de séduction vers l’extérieur, il se joue d’abord un apprivoisement intime entre le vêtement et soi. Plutôt que frontale, offerte, c’est une sensualité qui ne se donne pas tout de suite. Ça pourrait relever d’un fétichisme très précis, et, pourtant, Paco Rabanne propose à tout le monde de se l’approprier. Je trouve d’ailleurs très espagnol ce mélange sensuel d’austérité et de maximalisme.

Avez-vous une même approche de la sensualité quand vous créez pour l’homme ?

Cela va faire deux ans que je dessine aussi du Paco Rabanne pour homme et, justement, je travaille la sensualité de la même manière que pour la femme. Même si je connais intimement les corps masculins, j’avais besoin d’apprendre à les travailler en mode. Toutes les facettes que je montrais chez la femme Paco Rabanne, je les voulais aussi pour l’homme. Dans le premier défilé avec des hommes, je voulais même qu’on ne puisse pas savoir si les mannequins étaient des femmes ou non. En le préparant, plusieurs looks initialement pensés pour les femmes ont été essayés sur des hommes, puis retaillés afin qu’on soit sûrs de garder une même attitude, une même gestuelle et une même allure dans ces allers-retours entre les genres.

L’affirmation grandissante des personnes non-binaires vous inspire-t-elle ?

Oui, particulièrement chez les jeunes de moins de 25 ans. Cela me donne beaucoup d’espoir pour l’avenir, car cette génération contribue à ce qu’on sorte de la binarité de la sexualité et des identités de genre. J’adore l’idée qu’on puisse naviguer entre différentes expressions de genre. Cette liberté m’inspire et s’avère de plus en plus attendue. Dans cinq ans, j’espère qu’on ne se posera même plus la question de savoir si l’on crée pour l’homme ou pour la femme.

 

 

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Vous êtes content quand un garçon tape dans le vestiaire féminin ?

C’est même comme ça que j’ai commencé l’homme Paco Rabanne : à force de voir des clients entrer dans la boutique et piocher une parka, un pantalon, un pull, sans se poser de questions. Puisqu’il y avait de la demande, cela m’a servi d’impulsion à créer une ligne dédiée.

Vous impulsez ces convictions chez Paco Rabanne ?

Pour moi, la mode est d’abord un métier. Qui me passionne, certes, mais que je n’ai pas tout de suite envisagé comme un médium d’expression personnelle. J’ai du mal avec l’idée de faire passer des messages politiques par des robes. C’est rarement bien fait, et ça peut vite paraître hypocrite, à moins que la marque et son créateur se soient construits sur cet engagement. Je n’ai pas d’analyse claire sur ce que je fais, je retiens simplement des choses que j’ai pu entendre de la part des clients et des critiques. Ce qui me touche, c’est quand ils relèvent que ce n’est pas du travestissement mais de l’empouvoirement. Ces vêtements laissent toujours assez d’espace pour que les personnes puissent les habiter et se les approprier. Ils galvanisent, donnent de la force et ne sont pas dans l’expression d’une sensualité effrénée.

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Vous célébrez souvent l’esprit d’équipe et l’amitié. C’est important pour vous la communauté ?

Puisque mon travail est ma passion, forcément cela se diffuse dans mes amitiés : l’autrice Constance Debré a défilé pour la collection Paco Rabanne printemps-été 2021, Marina Foïs me soutient dans tous mes projets… Mes plus belles rencontres inspirent mon univers esthétique. Tout se mélange de manière naturelle. C’est comme avec Nicolas Ghesquière [directeur artistique de Louis Vuitton], Natacha Ramsay-Levi [ancienne directrice artistique de Chloé], Pierre Hardy [le chausseur] et la styliste Marie-Amélie Sauvé : on a tous travaillé ensemble chez Balenciaga, et formons depuis une famille créative. Sans compétition.

D’après vos comptes Instagram, on aurait pu croire que Nicolas Ghesquière était votre boyfriend…

Nicolas ? C’est comme mon frère ! C’est ma famille, maintenant.

Avez-vous le temps d’avoir une vie privée ? un mec ?

Ça dépend des moments. (Rires.) Mon travail est tellement passionnant que je pourrais oublier d’avoir une vie privée. La solitude des designers s’avère toutefois très relative parce qu’il y a un esprit de corps incroyable dans ce qu’on fait, en équipe, d’un même élan. Réussir à trouver l’équilibre vient avec le temps et la maturité, et je n’y suis peut-être pas encore. Aujourd’hui, je souhaite surtout qu’on puisse continuer sur notre lancée, sans jamais déroger à notre sincérité, et que mes équipes et moi continuions à être fiers de notre travail. Et puis aussi que le fondateur, toujours vivant, s’il voit nos collections, trouve qu’on n’enlève rien à la noblesse de son nom. On ne s’est encore jamais rencontrés, et je ne sais pas quel regard il pose sur ce que je fais mais je préfère ne pas trop y penser : comme ça j’ai une pression en moins !

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Crédit photo : Jules Faure