Avec son nouveau film La Fracture, la réalisatrice lesbienne Catherine Corsini invite au dialogue, sur fond de crise des gilets jaunes et de naufrage de l'hôpital public. Un film drôle et puissant : une claque. Entretien.
C’est un film coup de poing, un roller-coaster émotionnel qui vous prend presque par surprise. À la fois comédie hilarante et chronique abrupte des déchirements de la société française actuelle, La Fracture - qui sort au cinéma ce mercredi 27 octobre - n’a laissé personne indifférent lors du dernier Festival de Cannes. Récompensé par la Queer Palm, le film met en son centre un couple de lesbiennes quinqua bobo en pleine rupture (Marina Foïs et Valeria Bruni-Tedeschi), amenées à passer une nuit dans un hôpital parisien le jour d’une manif de gilets jaunes. Ce huis-clos qui use de son unité de lieu et de temps comme d’un accélérateur de particules ne fuit jamais les confrontations puisque son sujet c’est le dialogue. La réalisatrice Catherine Corsini a confié à TÊTU comment elle a mêlé récits intimes et envies de questionner la société d’aujourd’hui dans ce film-événement à ne pas rater.
À lire aussi : Queer Cannes, le bilan : "Titane", "La Fracture"... les films queer en force !
La Fracture est né d’une envie mais aussi d’un épisode personnel, pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse du film ?
Catherine Corsini : J’avais envie de refaire un film qui parle de la société d'aujourd’hui après deux films d’époque. Et je me demandais par quel biais, par quel chemin, je pouvais arriver à un film social engagé sans faire quelque chose de didactique. Un soir, lors d’une dispute un peu épique avec ma femme qui est ma productrice, on parlait justement de choses politiques, on était en désaccord et j’étais d’une mauvaise foi assez impressionnante, je le reconnais…
Mais, en parlant comme ça, en marchant vite, j’ai glissé et je me suis vraiment cassé la gueule. J’ai senti le petit « crac », ce petit bruit de fracture. Je suis allée aux urgences et il y a eu comme un déclic : c’est une arène extraordinaire pour faire se confronter des gens qui sont au cœur de la société et qui ne sont pas entendus. J’ai passé pas mal de nuits à Lariboisière où j’ai rencontré des infirmières absolument dévouées, remarquables, qui sont là par amour de leur métier. J’ai vu des situations de misère sociale mais aussi parfois d'absurdité totale.
C'est cette absurdité qui est mise en scène dans toute la première partie du film, hilarante ?
Dans cet hôpital qui prend l’eau, le manque de moyens conduit à des situations complètement paradoxales et souvent folles qui peuvent être aussi tragiques que drôles. Le fait d’être entendu, ça crée du lien, ça rapproche. C’est un film qui parle beaucoup du fait que les gens ont envie de se rapprocher.
Se mettre en scène, c’était une façon de désamorcer la critique ? De dire "voilà d’où je parle" ?
Oui absolument c’est tout à fait juste. En me mettant moi aussi en scène, en me fustigeant un peu, en ne m’épargnant pas, même si évidemment je fabrique un personnage à la fois touchant et drôle, ça me permet aussi d’aller vers les autres et de créer de l’opposition, du conflit, quelques situations qui amènent à la réflexion.
Quand on réfléchit au casting, comment est-ce qu’on projette son propre couple sur des actrices ?
C’est bizarre le chemin que prennent les choses, mais j’avais quand même pensé à Valeria Bruni Tedeschi pour jouer La Nouvelle Eve en 1999 qui était un personnage assez proche de moi sur pas mal d’aspects et cela ne s’est pas fait. C’est vrai que c’est une actrice que j’aime beaucoup, je la trouve d’une infinie subtilité, intelligence, drôlerie. Ça a été du plaisir et du bonheur constant ! Marina Foïs, c’est celle qui bouge tout le temps, qui aide, qui est dans le mouvement et c’est la tête pensante qui architecture aussi le mouvement du film. C’est un rôle qui d’apparence est plus ingrat mais Marina, avec la droiture qu’elle peut avoir, créée une empathie avec le personnage. Il y a aussi la non-actrice qui a été une découverte extraordinaire : c’est Aïssatou Diallo Sagna qui est l’infirmière dans le film et qui est aide-soignante dans la vie. Elle est un peu la pièce maîtresse, celle qui arrive complètement à contenir, à déjouer, et à tenir.
C’est encore rare aujourd’hui dans le cinéma français de voir un couple de femmes au centre d’un film, même si ce n’est pas le sujet…
Ce qui fait sujet, c’est qu’on comprend par rapport à certaines conversations qu’il y en a une qui a un enfant, que l’autre est la belle-mère et qu’il y a des problèmes de place, comme dans beaucoup de couples séparés. D'un côté, l'enfant crée de l’amour, de la joie mais de l'autre, de la jalousie entre les deux. Le film montre aussi cette banalité d’un couple homosexuel, qui a les mêmes sentiments de place, de jalousie que n’importe quel couple. L’humanité ne s’arrête pas aux portes de l’homosexualité.
Vous avez traité de l’homosexualité masculine dans Les Amoureux, de l’ambiguïté homosexuelle féminine dans plusieurs films dont La Répétition, est -ce qu’on peut dire que La Belle saison a été le film de la libération ?
C'est le chemin que j'ai parcouru. Il y a toujours eu des personnages de femmes assez forts ou le thème de l'homosexualité d'une manière beaucoup plus cachée, plus secrète ou en parlant d'un jeune garçon à la place d’une jeune fille… Effectivement, il y a eu comme un renouveau avec La Belle saison parce que j'étais en couple avec Elisabeth (Perez, ndlr) qui est devenue ma productrice.
C'est grâce à elle que j’ai ressenti la nécessité de prendre en charge le récit homosexuel, de tendre un miroir pour que les jeunes générations aient des histoires de femmes lesbiennes auxquelles s'identifier. Il m’a fallu deux, trois films pour enfin raconter, dans La Fracture, une histoire d'aujourd'hui et de femmes de mon âge.
Et pour votre prochain film, il y a l’envie de parler de femmes de la jeune génération…
J'aimerais essayer de parler vraiment de la jeune génération, mais c’est compliqué parce que je ne sais pas si j'ai toutes les armes. J’essaye en ce moment de travailler avec une très jeune scénariste, j'aimerais bien réussir à donner la parole à des jeunes femmes voire même à des très jeunes femmes de tous horizons. Alors évidemment, pour le coup, c'est loin de moi mais c'est aussi une génération qui a besoin de parole, de représentations, et d’échanges.
Crédit photo : CHAZ Productions