Si l’Éducation nationale adopte des mesures pour lutter contre le harcèlement et l’homophobie, ces solutions peinent à convaincre. En 2021, Emmanuel Macron en est ainsi réduit à répéter le même message que Jean-Michel Blanquer trois ans plus tôt : "Que la honte change de camp !".
“Brimades, insultes, violences, le harcèlement scolaire fait trop souvent partie du quotidien des élèves LGBTQI+”, écrivions-nous fin 2018 dans un dossier intitulé “Je vis un enfer à l’école” (voir notre n°217, disponible en archives). Peu après son arrivée à la tête du ministère de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer nous y avait donné une interview dans laquelle il partageait le constat des associations LGBTQI+ : “Il faut que la honte change de camp.” Trois ans plus tard, en octobre, après le suicide de la jeune Dinah, en Alsace, le même ministre : “Cela doit nous alerter sur les problèmes de violence de tous ordres qui traversent notre société, dont le harcèlement fait partie.” “Que la honte change de camp !”, lance à son tour le président Emmanuel Macron dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux pour la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire, le 18 novembre. Entre 800.000 et un million d’élèves – sur 12 millions – y sont confrontés, selon un récent rapport sénatorial. Un ordre de grandeur confirmé par un rapport de la Défenseure des droits évaluant à 700.000 le nombre d'enfants victimes.
La lutte contre le harcèlement dans les programmes
Alors, au-delà du constat partagé, où en sommes-nous de la lutte contre les LGBTphobies et le harcèlement à l’école ? L’enjeu, une gageure, était identifié par le ministre dès 2018 : “Ce sont les règles du jeu de la vie adolescente que l’on doit influencer pour amener les élèves à considérer l’homophobie comme un signe de stupidité.” De ce point de vue, la mesure la plus récente est la généralisation, depuis la rentrée, du programme Phare. Inspiré du concept – salué par les associations – de gay-straight alliance en place aux États-Unis, au Canada et aux Pays-Bas, il implique les jeunes dans la lutte en identifiant et en nommant, dans chaque établissement, une équipe d’élèves ambassadeurs “non au harcèlement”. Un prix portant le même nom encourage également les jeunes à créer des vidéos et des affiches sur ce thème. Quant aux établissements, ils doivent constituer une équipe formée à la prise en charge du harcèlement – 83 % des enseignants déclarent par ailleurs n’avoir reçu aucune formation sur le sujet, selon une étude réalisée en janvier. Pour coordonner les actions de prévention, les académies de Paris, Amiens, Besançon et Toulouse se sont dotées d’un observatoire des LGBTphobies composé d’associations, de parents d’élèves et de membres de l’équipe pédagogique. L’objectif, à terme, étant d’en ouvrir un par académie.
Du côté des programmes, “la lutte contre l’homophobie commence dès l’école élémentaire, dans le cadre des programmes d’enseignement moral et civique (EMC)”, avait souligné le ministre, en 2018. Avec l’éducation contre le racisme, la xénophobie, le sexisme, l’antisémitisme et le harcèlement, l’homophobie est en effet inscrite depuis 2015 dans le programme d’EMC, d’une vingtaine de pages, parmi 34 modules, au sein de la séquence “respect des autres dans leur diversité” ; la transphobie, elle, n’est pas mentionnée au programme. Concrètement, une heure hebdomadaire est donc dédiée à l’EMC en primaire, contre trente minutes au collège et au lycée. C’est ce qui s’approche le plus de l’action constante et régulière, tout au long de la scolarité des élèves, prônée par tous les connaisseurs du sujet. Mais est-ce suffisant ? Après l’assassinat de Samuel Paty, en octobre 2020, Jean-Michel Blanquer avait annoncé, sans plus de précisions, un renforcement horaire de cet enseignement. Rien n’a été concrétisé, alors que les remontées du terrain pointent de nécessaires améliorations.
Manque de formation des profs
Généralement, ces cours se déroulent autour d’un débat argumenté pour “mettre en perspective les valeurs qui régissent notre société démocratique”, développe le programme scolaire. “Certains profs ont envie de s’investir sur le sujet et font de très bonnes séquences, mais d’autres enseignants n’en savent pas plus que les élèves”, regrette Lucile Jomat, présidente de l’association SOS homophobie, qui réalise des interventions en milieu scolaire. La connaissance du sujet, en l’absence de formation organisée, fait souvent défaut, ce qui peut même occasionner des maladresses ou des erreurs de la part d’enseignants de bonne volonté. Par exemple lorsque certains croient bon d’indiquer que, sur un groupe de 20 élèves, il y a statistiquement un ou deux homos, entraînant ainsi le jeu malsain du “qui est-ce ?”, lequel nourrit la stigmatisation, voire le harcèlement. Les avis recensés sur les EMC s’accordent également à décrire un enseignement encore trop disparate, tant au niveau du nombre d’heures réellement consacrées que sur la qualité des contenus.
Depuis 2001, le Code de l’éducation prévoit en outre qu’une “information et une éducation à la sexualité [soient] dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupes d’âge homogène”. Ces séances, évidemment adaptées à l’âge des élèves, visent à aborder les notions de consentement, de respect du corps et des sentiments, mais aussi à les informer sur les stéréotypes de genre ou les comportements LGBTphobes. Bref, nombre de questions que beaucoup d’enfants n’osent pas aborder avec leurs familles. Problème remonté : des enseignants hésitent à aborder ces sujets par peur de froisser la sensibilité… des parents. Car, dès qu’il s’agit d’éducation touchant de près ou de loin à la sexualité, tous les fantasmes sont permis. C’est ainsi qu’un gros retard a été pris avec l’échec, en 2014, des ABCD de l’égalité, portés par la ministre de l’Éducation de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem. De simples ateliers pédagogiques, expérimentés dans 600 classes, expliquaient alors aux enfants, par exemple, que les filles sont souvent encouragées à des jeux calmes quand il est accepté que les garçons soient plus turbulents, et qu’elles sont également plus nombreuses à délaisser les filières scientifiques alors qu’elles ont les mêmes résultats scolaires, etc.
Rien de révolutionnaire, donc, mais il n’en fallut pas plus pour que les rumeurs les plus folles circulent, alimentées par des groupuscules réactionnaires. “Ils vont enseigner à nos enfants qu’ils ne naissent pas fille ou garçon mais qu’ils choisissent de le devenir ! Sans parler de l’éducation sexuelle prévue en maternelle à la rentrée 2014 avec démonstration de masturbation !” osait une boucle de SMS appelant les parents à retirer leurs bambins de l’école en signe de protestation. Le gouvernement finit par reculer, et la réforme fut sacrifiée en raison des accusations concernant une prétendue “théorie du genre”.
Élèves en détresse
Résultat, les trois séances annuelles d’éducation à la sexualité, pourtant obligatoires, sont trop souvent passées à la trappe. Un rapport du Haut Conseil à l’éducation (HCE) l’a mis en lumière, en 2016, indiquant qu’un quart des écoles élémentaires n’avait mis en place aucune action en matière d’éducation à la sexualité. En sixième, seules 10% des classes avaient reçu les trois séances inscrites dans les programmes. Et même lorsque ces cours étaient donnés, les questions d’orientation sexuelle étaient les moins abordées, notait le HCE, les enseignants privilégiant les questions moins sensibles comme la reproduction, la contraception ou la prévention du VIH. Cinq ans plus tard, afin de mesurer si les choses se sont améliorées, le ministre actuel a demandé à ses services un rapport d’inspection. Si le dossier, avec des propositions d’améliorations, est arrivé sur son bureau en juin 2020, ses conclusions, que nous avons voulu consulter, restent secrètes. “Les recommandations des inspections n’ont pas toutes vocation à devenir publiques : elles servent en premier lieu à éclairer le travail interne des services, nous indique l’entourage de Jean-Michel Blanquer. Ce sujet est particulièrement sensible, et nous ne le prenons pas à la légère. Il faut donc du temps pour élaborer des politiques publiques adaptées.”
Mais le temps presse, d’autant que l’institution scolaire a un autre sujet à regarder en face : celui des réponses qu’elle doit apporter aux cas signalés de harcèlement scolaire, voire de détresse d’élèves. Officiellement, selon Jean-Michel Blanquer, “le message est clair : aucune parole ou acte homophobe ne doit être laissé sans réponse”. Mais les témoignages de Yanis, violemment agressé fin septembre à Montgeron, et des parents de Dinah sont accablants. “Ma fille a été harcelée pendant deux ans. Pendant deux ans, on a fait des pieds et des mains pour que cela s’arrête”, a ainsi témoigné la mère de la jeune Alsacienne, accusant le collège d’avoir “fermé les yeux” sur le drame vécu par sa fille, et d’avoir remis en cause, dans un premier temps, la victime : “Ils m’ont demandé si ce n’était pas Dinah qui en faisait trop.” Après une première tentative de suicide de l’adolescente en mars, sa mère avait menacé de porter plainte contre l’établissement, dont la responsabilité fait aujourd’hui l’objet d’une enquête. Cette histoire résonne avec les propos de Yanis, lequel a lui aussi accusé son lycée de n’avoir pas réagi à ses alertes, puis de l’avoir exclu quand il a perdu son sang-froid auprès d’un professeur qu’il tentait d’alerter. “Après une nouvelle agression, je me suis enfui du lycée, j’ai porté plainte, et les professeurs n’ont rien dit. Quand j’y suis retourné deux ou trois mois après, ils m’ont informé que je devais redoubler, et je ne suis plus revenu”, a-t-il expliqué sur C8, des trémolos dans la voix. L’efficacité de l’ensemble de la stratégie de l’Éducation nationale contre les LGBTphobies et le harcèlement scolaire est aujourd’hui remise en cause par ces deux drames consécutifs, qui témoignent de la nécessité de mettre en place des enseignements pratiques lors de la formation des équipes pédagogiques.
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