À la suite de ma réaction à un communiqué de la Pride radicale, une polémique s'est engagée sur Twitter, nécessitant de ma part des éclaircissements en plus de 280 caractères. Les voici.
Le 16 juin, l'organisation de la Pride radicale adressait à plusieurs médias un email concernant le déroulement de la manifestation prévue à Paris trois jours plus tard. Celui-ci enjoignait aux journalistes conviés à couvrir la marche de se rendre, avant le départ de celle-ci, à un point presse "obligatoire" afin de "nous assurer que vous respecterez le consentement des manifestant.e.s et les mesures de précaution des diverses identités représentées". Il y était question de recevoir "un brassard doré", étant précisé que "ce brassard N'EST PAS un passe-droit pour prendre en photo n'importe qui sans consentement" et dont l'orga m'a expliqué, par la suite, qu'il devait permettre aux manifestant·es de savoir "qui sont les journalistes qui ont accepté notre charte des bonnes pratiques". Laquelle, adjointe à l'email, signalait en préambule que "les médias quels qu'ils soient peuvent participer à l'outing, le harcèlement et la fétichisation des personnes handi et/ou racisées et/ou queer, que ce soit de leurs souffrances ou/et de leurs fiertés", et posait ce postulat : "Il est aussi important de ne pas oublier le fait que, quand bien même cela ne représente pas forcément de l'argent direct, chaque image prend une forme de capitalisation, ne pas l'admettre est au mieux de la naïveté, au pire de la mauvaise foi". S'ensuivaient, après avoir rappelé que "les personnes outées sans consentement peuvent se retrouver dans des situations complexes voir(e) très dangereuses", quelques préconisations, parmi lesquelles : "Anonymiser les photos et images" – par exemple "flouter, faire des collages, dessiner/écrire sur les photos ou tout simplement ne pas prendre les gens directement en photo" –, préférer photographier les pancartes et les drapeaux, les collages et les tags, ou encore "photographier la rue une fois désertée".
J'ai posté le lendemain sur Twitter cette réaction, que je ne reproduis ici que par souci de transparence, ainsi que d'équité dans l'exposé et la compréhension du débat qu'il a provoqué :
Dites donc la Pride "radicale", je sais qu'il fait chaud mais faudrait voir à parler meilleur : même le FN ne s’adresse pas comme ça aux médias, et ce serait un scandale qu'il le fasse 😳
NB : la liberté de la presse n’est pas qu’un slogan pour manif contre l’extrême droite 👏 pic.twitter.com/JOJnf6b4tC
— Thomas Vampouille (@tomvampouille) June 17, 2022
Ce tweet a suscité, de la part des organisateur·ices de la Pride radicale, puis de nombre de leurs soutiens, beaucoup de réactions. Je reconnais que certaines de ces interpellations étaient censées, et de bonne foi, quand d'autres constituent du harcèlement en ligne, sur lequel je ne m'appesantirai pas, et qui est hélas le lot de nombreux journalistes sur Twitter (en particulier des femmes journalistes). À partir du moment où mon tweet a généré tant de réactions, je dois au moins faire l’effort de m’en expliquer. Et cela me tient à cœur.
Militantisme et presse
La comparaison que j'ai utilisée avec les méthodes du FN vis-à-vis des médias a en particulier suscité beaucoup d'exclamations outragées, et je l'entends. Si comparer n'est pas tracer un signe égal, la formulation était maladroite et a largement pollué le débat. Je le regrette, et la retire bien volontiers, en apportant cette clarification : non, les personnes LGBTQI+ militant pour leurs droits n'ont rien à voir avec l'extrême droite qui lutte contre nos droits, comme têtu· l'a encore souligné avec force et détermination durant toute la séquence électorale qui se termine. Avec cette comparaison, je souhaitais simplement provoquer chez le lecteur ce questionnement : par quelle manifestation accepterait-on de se laisser édicter de telles règles ? Mais enfin, j'aurais dû m'abstenir de cette référence, et je dois donc des excuses aux personnes déçues qui auraient pu s'attendre, de la part du rédacteur en chef de têtu·, à une expression moins polémique et mieux étayée sur un sujet si sérieux, ainsi bien évidemment qu'aux personnes blessées. Je les leur présente volontiers. Précisons enfin, en préambule, qu'étant moi-même une personne LGBTQI+ (certes "white gay", comme on l'aura beaucoup rappelé), et qui plus est rédacteur en chef du principal média LGBTQI+, qui lutte au quotidien contre l'extrême droite, contre toutes les formes de LGBTphobie, pour la visibilité et les droits de chacune des composantes de la communauté LGBTQI+, il va sans dire que j’ai à cœur, autant que tou·te miliant·e de la cause, la protection des personnes LGBTQI+.
Passons maintenant au fond, sans quoi cette polémique aura été inutile. Ce qui m’a frappé d’abord dans ce communiqué, c’est son ton, que j’ai qualifié de comminatoire ; ce n’est que mon opinion, évidemment, et je vous laisse en juger. Ce ton m’a d’autant plus surpris que le message s’adressait – chaque destinataire pouvait voir la liste des autres – à des médias qu’on pourrait qualifier d’éveillés sur les questions LGBTQI+ (têtu·, donc, mais aussi Komitid, Mediapart, Aides, Binge, Causette, Les Inrocks, Neon, Vice, Regards, Well Well Well, Antidote, le Bondy blog, Streetpress, Slate, et quelques journalistes LGBTQI+ de médias généralistes). Si la presse progressiste doit s'interroger sur le fait qu'elle n'ait plus la confiance de toustes les militant·es, ces dernier·es doivent aussi savoir choisir leurs ennemis, et leurs alliés.
Mais l’objet de mon indignation, comme l’indiquait clairement mon tweet, ce sont les implications de ces injonctions quant à la liberté de la presse. Là encore, une précision d'étape : en tant que journaliste, j'invoque cette notion non pas comme pas une liberté ivre et absolue de la presse à faire ce que bon lui semble, mais telle que notre loi commune en définit les principes, avec ses droits, ses limites, et en bonus sa déontologie – dont le respect des personnes citées est un principe de base.
Dans une société libre et démocratique, donc, la presse est libre. C’est-à-dire que sa liberté est garantie par le droit, qui en même temps l’encadre, en lui posant des limites. En somme, le droit opère un compromis entre les libertés individuelles, qui fondent la démocratie, et la liberté de la presse, qui en est un principe sacré. C’est ici, à ce croisement, que se niche à mon sens le problème qui nous est proposé par l'initiative inédite de la Pride radicale. Que réclame son organisation ? De pouvoir garantir l'anonymat complet aux manifestant·es qui se joindront à son cortège dans l'espace public. Or, que dit le droit de la presse ? Que lors d'une manifestation publique, les photos de foule sont libres, seuls les portraits ciblés peuvent être soumis à des restrictions au nom du droit à l'image – et encore, pas automatiquement : par exemple, si un manifestant se place en tête de cortège en brandissant une pancarte le poing levé, la jurisprudence établit qu'il accepte implicitement d'être photographié dans cette posture. En revanche, si un journaliste choisit un·e manifestant·e au hasard du cortège pour en faire une photo ciblée, il convient en effet comme le réclame la Pride de "demander le consentement", c'est d'ailleurs l'usage. Bref, le droit à l'image, comme le droit de la presse, est l'objet de bien des nuances sur lesquelles nous n'avons pas le loisir de nous étendre plus avant ici, je n'en ai résumé que les principes généraux.
Pride et visibilité
La Pride radicale propose donc, pour ne pas dire exige, que l'on adapte le droit aux besoins spécifiques de ses manifestant·es, faisant valoir les particularités de son public. Discutons-en. J’ai beaucoup vu gloser sur ce qu’était le sens d'une Pride, d’aucuns rappelant qu’il s’agit de fierté et de visibilité, les autres rétorquant "danger de mort". A priori, l'histoire de la Pride, renommée par ailleurs Marche des fiertés, donne raison aux premiers, mais de nouvelles militances sont parfaitement libres d'en inventer de nouvelles formes, et de faire valoir des besoins à part. On peut à tout le moins s'accorder sur une chose : dans sa forme du dimanche 19 juin, la Pride radicale était une manifestation dans l’espace public. Or, chacun·e est responsable pour soi de la façon dont il ou elle se présente dans l’espace public. Et nul ne peut exiger, en droit, d'y défiler en ne se conformant pas aux règles qui le régissent pour toustes. A fortiori, aucune organisation ne peut déclarer auprès de la préfecture de police un itinéraire pour y exercer publiquement sa liberté de manifestation tout en exigeant de la presse, expressément conviée à la couvrir, qu’elle le fasse sans exercer sa propre liberté, qui est de prendre des images de la foule.
Alors, doit-on réviser ce droit ? On peut en discuter, nous sommes en démocratie, mais certainement pas l'imposer avec légèreté comme une évidence, encore moins une obligation. On pourrait m'opposer que la Pride ne réclame pas de changement du droit mais simplement une bienveillance de la part des journalistes qui la couvrent. La plupart des destinataires de ses consignes l'accorderaient bien volontiers, cette bienveillance, car nous sommes pour la plupart personnellement concerné·es par les questions entourant la Pride : nous avons à la fois chacun et chacune dû nous poser la question de notre propre participation à notre première Pride, et du risque par exemple que nos parents nous y reconnaissent quand nous n'étions pas out, ou bien un employeur homophobe, transphobe, etc. Par ailleurs, nous avons couvert comme journalistes de nombreuses Prides, avec enthousiasme et respect (têtu· avait d'ailleurs couvert la première Pride radicale).
La liberté de la presse est la meilleure alliée des minorités
Mais nous voilà donc revenus au point de départ : sans changement du droit, la Pride radicale ne peut absolument pas tenir la promesse qu'elle prétend faire à ses participant·es, à savoir l'anonymat, qu'elle ne peut garantir. Car même si les journalistes acceptaient toustes les conditions imposées, n'importe quel quidam passant par là, et muni d'un smartphone, pourrait, d'un cliché posté sur les réseaux sociaux – et on en a vu –, faire voler en éclat cette illusion de sécurité aussi imprudemment promise. Faire croire le contraire, ce serait donc pour le coup mettre en danger des personnes qui, ainsi rassurées, s'y pointeraient à visage découvert, sans mettre en place les stratégies qui, si tel est leur souhait, leur permettraient de ne pas se faire reconnaître.
La protection des personnes LGBTQI+ m'importe personnellement à triple titre : en tant que citoyen, en tant que journaliste, en tant que personne concernée. Mais on doit pouvoir débattre de tout cela, et poser ces questions, ce que je tente cette fois de faire ici sans désir d'autres polémiques inutiles. Je crois que quelles que soient nos différences, la communauté LGBTQI+ existe, qu'elle a du sens, et l'on aura eu raison de me rappeler qu'il est de nos responsabilités, à toustes et y compris de la mienne, de préserver la bienveillance au sein de notre famille choisie. Je crois enfin que nos luttes d'émancipation ne peuvent être placées que sous le signe de la liberté. Et que la liberté de la presse est la meilleure alliée des minorités, quelles qu’elles soient.
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Crédit illustration : à la Pride radicale le 19 juin 2022, Hans Lucas via AFP (photo coupée)