[Interview à retrouver dans votre magazine en kiosques] Les neuf tomes des Chroniques de San Francisco enthousiasment depuis les années 1970 des générations de queers en mal de représentation. De passage à Paris, leur auteur, Armistead Maupin, 78 ans, l’un des piliers de la littérature gay américaine, a rencontré têtu·.
Ce n'est pas la première fois qu'Armistead Maupin nous fait l'honneur d'un entretien. Et c'est toujours un régal, tant l'auteur américain, qui n'a plus rien à prouver, a de choses à dire. Sur la littérature, en général, mais aussi évidemment sur le nouvel opus qu'il est en train de préparer, ainsi que sur la fameuse ville côtière qui l’a vu s’épanouir, et lui a donné tant d’inspiration.
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Sorti en 2014, Anna Madrigal, le tome 9 des Chroniques, devait être le dernier. Pourtant, vous travaillez à une suite !
Ce n’est pas une suite à proprement parler, c’est un entre-deux. Donc en théorie, je n’ai pas menti. (Rires.) C’est un roman interstitiel qui se déroule entre les tomes 4 et 5. C’est lorsque j’ai emménagé en Angleterre que j’ai réalisé que je n’avais jamais raconté ce qui était arrivé à Mona Ramsey quand elle vivait dans un immense manoir anglais. J’en suis à la moitié, mais je dois tout rendre d’ici Noël. J’ai la pression, comme au bon vieux temps, et ça me stimule !
Vos Chroniques sont toujours actuelles : Netflix en a d’ailleurs livré une nouvelle adaptation en 2019…
Dans l’ensemble, c’était une belle expérience. Mais il y a certaines choses présentes dans les romans que j’aurais souhaité garder, et qui ont hélas été modifiées. Le traitement de Mary-Ann, par exemple, est à mon sens un pas en arrière. Là où je l’avais laissée dans les Chroniques, elle était beaucoup plus évoluée. Mais dans cette minisérie, elle est redevenue naïve et peu dégourdie. J’ai trouvé que ça ne faisait pas honneur à Laura Linney [son interprète dans la première adaptation télé], ni à mon écriture.
"En France, j’ai été surpris du nombre de femmes hétéros qui ont adoré mes bouquins !"
Presque cinquante ans après le premier tome, comment expliquez-vous que votre œuvre ait toujours du succès ?
À l’époque, les personnes queers de San Francisco étaient sans doute excitées de voir leurs vies reflétées d’une façon tendre et humoristique, sans jugement. Quant aux lecteurs hétéros, je pense qu’ils étaient tout simplement ravis d’avoir un aperçu de la vie gay. En France, j’ai été surpris du nombre de femmes hétéros qui ont adoré mes bouquins !
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Vous avez abordé de nombreux aspects du vécu queer, dont l’épidémie de sida, dès 1984, dans Babyface…
Je m’étais promis d’écrire sur ma vie. Quoi qu’il arrive. Alors quand un ami qui m’était très cher est mort du sida en 1982, je me devais d’en parler dans mes Chroniques. C’est pourquoi j’ai tué le personnage de Jon Fielding. Beaucoup m’en ont voulu, m’accusant d’avoir gâché leur petit divertissement journalier.
Oui, car vos Chroniques paraissaient en feuilleton quotidien dans la presse non communautaire. Comment avez-vous réussi à y faire publier des histoires aussi queers dans les années 1970 ?
Je les ai piégés ! (Rires.) Au journal, ils ne savaient pas du tout quelle direction j’allais prendre. Ils avaient tout de même fini par créer un tableau avec une colonne “hétéros” et une colonne “gays”. Chaque personnage devait appartenir à l’une d’elles, ce qui leur permettait de contrôler ce que j’écrivais. Un jour, je suis arrivé avec une scène où Frannie se réveillait dans son jardin, ivre, avec un chien s’excitant contre sa jambe. Je leur ai dit : “Vous pouvez mettre le chien dans la colonne des hétérosexuels.” (Rires.) C’était absurde. Ils avaient peur de perdre des lecteurs mais ils ont fini par en gagner, et pas qu’un peu !
"Se restreindre à écrire sur la communauté qui nous ressemble est une grosse erreur."
Si vous pouviez changer une chose dans vos premières chroniques, ce serait quoi ?
J’aurais aimé inclure des personnages racisés dès le départ, mais j’avais peur de ne pas bien transposer leur vécu et d’être à côté de la plaque. C’était une peur infondée. Il faut, surtout, écrire avec son âme et son cœur : c’est tout ce qu’un auteur peut faire. Se restreindre à écrire sur la communauté qui nous ressemble est une grosse erreur. Par exemple, j’écris en ce moment sur un personnage aborigène…
La communauté queer évolue très vite. Comment restez-vous connecté aux idées des plus jeunes générations ?
Dans un de mes livres, Anna Madrigal dit : “Je n’essaie pas de rester tendance, j’essaie juste de rester ouverte.” Et c’est tout ce que je peux faire. L’enjeu principal en ce moment tourne autour des personnes trans, surtout au Royaume-Uni. Essayer de les exclure est criminel. Les gens comme Mme Poudlard [J. K. Rowling] ne comprennent rien.
Vous avez quitté San Francisco. Est-ce que cette ville queer vous manque ?
Je ne suis pas sûr que ce soit toujours une ville queer. J’y ai emménagé en 1971. C’est le San Francisco d’avant les années sida dont je suis tombé amoureux. Arriver là-bas fut comme une renaissance ; je n’avais plus besoin de mentir sur quoi que ce soit. J’y ai fait mon coming out, j’ai commencé à fréquenter les saunas et à m’amuser. (Rires.) Aujourd’hui, tous les gays que je fréquentais ont quitté la ville pour prendre leur retraite à Palm Springs. San Francisco, pour moi, c’est fini. Ses bons côtés, que j’ai transposés dans mes romans, n’existent quasiment plus. Son côté bohème est mort.
Crédit Photo : Christopher Turner