Un jeune homme à la beauté fascinante débarque dans une famille bourgeoise et séduit un à un ses membres, femmes comme hommes. En adaptant pour la Comédie-Française, sous le titre Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre, le film éponyme de Pier Paolo Pasolini, Amine Adjina et Émilie Prévosteau actualisent les thèmes chers à l’écrivain italien en les confrontant à des enjeux contemporains.
Une magnifique maison d’architecte avec son piano, ses baies vitrées, sa vue imprenable sur la mer… À l’intérieur, une famille on ne peut plus classique et hétéronormée : un papa, une maman, deux enfants, on ne ment pas aux enfants – enfin si, puisqu’on les laisse dans leurs délires de carrière artistique auxquels on ne croit guère, mais qu’importe, ça leur fait tant plaisir. Dans ce havre de paix, il y a même la grand-mère, charmante vieille dame à la santé fragile. La carte postale est magnifique, même si le vernis de cette prison dorée craquelle. Le père peut par exemple essayer de forcer les choses, rien n’y fait : sa femme et sa mère ne se supportent pas. Est-ce si grave dans un tel cadre ?
À lire aussi : Découvrez le sommaire du têtu· du printemps
Pour leur première mise en scène à la prestigieuse Comédie-Française, Amine Adjina et Émilie Prévosteau (qui, avec leur Compagnie du Double, s’intéressent aux "questions d’identité, de ressemblance/dissemblance, de frontières") se sont emparés du sulfureux Théorème de Pier Paolo Pasolini, film (et roman) de 1968, véritable satire de la bourgeoisie italienne de l’époque. Mais ils n’en n’ont gardé que l’ossature (un jeune homme beau comme un dieu – Terence Stamp à l’écran – ébranle un par un les membres d’une famille, jusqu’à la bonne) pour l’actualiser et ainsi proposer un spectacle en résonance avec les enjeux et les tourments du XXIe siècle.
Birane Ba dans le rôle-titre du séducteur
Ce Garçon (il n’a pas de prénom, comme la plupart des personnages) "là sans être là", c’est Birane Ba, pensionnaire de la troupe depuis 2019 vu parfois au cinéma – La Prière de Cédric Kahn ; en ce moment Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry. Physique avenant, gentillesse affichée sur le visage, il est magnétique sur le plateau, donnant une évidence désarmante aux passages où les membres de la famille tombent un par un dans ses bras, voire ses draps. Le Fils veut filmer le nouveau venu pour son projet artistique ? Il finira sous la douche avec lui, comme aimanté. La Mère donne l’impression d’être au-dessus de tout ça ? Loin du carcan qui l’étouffe, elle succombera également, se révélant à elle-même grâce à ce mystérieux inconnu.
Avec son écriture alternant habilement dialogues réalistes et monologues poétiques, l’auteur et metteur en scène Amine Adjina a visiblement pris plaisir à construire des personnages de bourgeois stéréotypés (jusqu’aux costumes très nouveaux riches, du mini-sac à main Jacquemus aux mules Hugo Boss) parfaitement interprétés par les comédiennes et comédiens de la Comédie-Française – Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Danièle Lebrun, Marie Oppert et Adrien Simion. D’où des moments très drôles, à l’image de celui où la Fille, désireuse de répéter une scène de théâtre (elle se rêve actrice), se prépare sérieusement telle une athlète de haut niveau.
Pasolini, Molière et crise climatique
Une légèreté qui se retrouve également lorsque Amine Adjina convoque aux portes de ce cadre idyllique des enjeux contemporains dramatiques : la crise climatique, la mort de nombreux réfugiés ou encore la montée de l’extrême droite. Est-ce bien grave tout ça quand on se croit protégé ? Que le duo à la mise en scène ait d’ailleurs choisi un comédien noir dans le rôle-titre, face à une famille entièrement blanche et une auxiliaire de vie noire (Claïna Clavaron), dit en creux le racisme d’une bourgeoisie qui s’imagine pourtant du bon côté de l’histoire.
Avec leur comédie de mœurs, Amine Adjina et Émilie Prévosteau auscultent alors les rapports de pouvoir en intégrant à leur aventure une œuvre du répertoire chère à la Comédie-Française : Dom Juan de Molière, que la Fille répète – elle joue Elvire, la femme délaissée. La deuxième partie du titre complet de leur spectacle (Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre) est ainsi une citation d’une tirade du séducteur et manipulateur Dom Juan. Cette référence permet in fine de redistribuer les cartes entre les différents personnages et de déjouer, grâce à l’art, certaines assignations. Le récit, au déroulé chapitré (un membre de la famille, un ébranlement) et à la toile de fond explicite (la condamnation morale de cette famille), devient finalement plus ouvert qu’il n’y paraît, les motivations du Garçon, à la fois Dom Juan sournois et étranger perdu, comme celles de la grand-mère qui l’a invité (innocemment ?), pouvant ouvrir de nombreuses portes dans ce monde de fous qui tuent les poètes.
>> Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre, à la Comédie-Française (Théâtre du Vieux-Colombier) jusqu’au 11 mai 2023
À lire aussi : Gaël Kamilindi, l'ange queer de la Comédie-Française
Crédit photo : Vincent Pontet