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portraitGaël Kamilindi, l'ange queer de la Comédie-Française

Par Jan Roze le 22/03/2023
L'acteur Gael Kamilindi interprète Belize dans Angels in America, à la Comédie-Française

Impressionnant de physicalité dans Les Nègres de Bob Wilson, Hippolyte brûlant à l’Odéon aux côtés d’Isabelle Huppert dans Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski, Gennaro bouleversé chez Podalydès dans Lucrèce Borgia, il est aujourd'hui Belize dans Angels in America de Tony Kushner, mis en scène par Arnaud Desplechin. À l'occasion de la reprise de cette pièce LGBT historique par la troupe de la Comédie-Française, l’acteur, qui interprète un personnage à son image, à la fois noir et gay, se confie à têtu·, et raconte comment sa quête identitaire se distille dans son cheminement d’artiste. 

Gaël nous accueille dans sa loge de la Comédie-Française, dans le Ier arrondissement de Paris. Un parquet clair, des grandes fenêtres qui donnent sur la place Colette et un canapé rouge au centre, assorti aux couleurs de la maison, sur lequel il s’assoit en tailleur. Une casquette vissée sur la tête, d’une voix qui apaise, l’acteur nous raconte sa naissance à Kinshasa, d’une mère rwandaise et d’un père israélien, puis son enfance au Congo, jusqu’à ses 4 ans, avant de partir habiter au Burundi. C’est à ce moment-là qu'il perd sa mère, qui meurt du sida. Puis la guerre éclate : il a 7 ans et s’en va cette fois vers la Suisse, chez sa tante, qui l’adopte et deviendra sa mère. ”J’ai eu plusieurs mères, celle que j’appelle ma maman, et celle qui m’a élevé, ma mère. Et d’autres encore…”, explique-t-il. Gaël nous raconte qu’il s'intéresse d’abord au théâtre par jalousie, parce qu’il se sent mis à l’écart, exclu du passe-temps extrascolaire de ses deux amies, chaque mercredi après-midi. “Je me disais, je vais pas faire ça, c’est un truc pour les filles.” 

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Il rit et glisse en blaguant que c’était peut-être à l’époque son homosexualité refoulée qui s’exprimait. Puis à la fin de l'année, il assiste au spectacle Le Petit Prince. De souvenirs, il n’en garde qu’un sentiment intérieur très fort, un raz-de-marée, comme un déclic. L’année d’après, il s’inscrit au cours, et le plateau de théâtre devient tout de suite un endroit où il se sent bien, parce qu’il devient comme un “cintre” sur lequel mettre toutes sortes de vestes, de rôles différents : “Ça a du sens avec mon schéma de vie, de territoire en territoire, de famille en famille, à chaque fois, j’ai dû trouver quel rôle j’allais jouer.” 

Du Conservatoire à la Comédie-Française

À 18 ans, alors qu’il se décide à partir faire des études de journalisme et d’ethnologie, sa professeure d’art dramatique le retient par le bras : il doit faire du théâtre. Il est admis au Conservatoire national de Paris peu de temps après. À sa sortie, il travaille avec les plus grands : Warlikowski, Bob Wilson, Jean-Pierre Vincent, Marc Paquien, Mélanie Laurent… et même avec Patrice Chéreau, qui devait monter Comme il vous plaira de Shakespeare, juste avant sa mort. Et puis un jour de printemps d’avril 2016, Éric Ruf, l’administrateur de la Comédie-Française, l’appelle : il souhaite le rencontrer. Un texte de Bernard Marie Koltès dans la poche, il arrive devant l’administrateur avec ces quelques mots: “Cette chose, moi, je peux vous la donner.” Il est engagé dans la foulée dans la maison de Molière, le jour de ses 30 ans. Un sans-faute. 

"Je suis homosexuel, je suis Noir. Ça me tenait à cœur de raconter ça de moi sur ce plateau de la Comédie-Française."

“J’ai eu un parcours très classique, très institutionnel. Alors quand Marina Hands et Serge Bagdassarian m’ont demandé ce que je souhaitais faire dans le cabaret Mais quelle comédie !, j’ai cherché quelque chose qui me ressemblait, et j’ai choisi de chanter “I Go To Sleep” en drag queen. Le dénominateur commun c’était : me voici, je suis homosexuel, je suis Noir. Ça me tenait à cœur de raconter ça de moi sur ce plateau de la Comédie-Française.”

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Crédit photo : Chloé Bellemere

 

Gaël raconte sa difficulté, chaque soir, à monter sur la scène Richelieu pour interpréter la chanson des Kinks. “Je me sentais très vulnérable. Être en drag dans les couloirs du théâtre, c’était parfois quelque chose qui me troublait. Mon endroit de lutte, ou d‘acceptation, mon identité queer, cette forme de combat, elle est pétrie par des vieilles peurs d’adolescence, de honte, par des blessures, et les vestiges de tout ça ressurgissent parfois.” Comme une mise à nu, il chante, devant des spectateurs qui parfois détournent le regard. Alors pour conjurer la peur, il ne les quitte pas des yeux. 

Gaël Kamilindi, devant et derrière la caméra

Au cinéma, Gaël a travaillé avec plusieurs réalisateurs et réalisatrices dont les noms nous sont familiers, comme Catherine Corsini, Philippe Garrel, ou encore avec Stéphane et David Foenkinos. Mais cet été, pour la première fois, le comédien va passer derrière la caméra. En juillet prochain, Gaël va réaliser son premier film, un documentaire qui se tournera au Rwanda et racontera l’histoire d’un fils sur les traces de sa mère. Une façon de dresser aussi le portrait de toute une génération de femmes Tutsi, qui ont vécu l’exil forcé, l’expérience de la guerre, et du génocide. Sur les chemins intimes de son identité, Gaël partira accompagné d’une équipe de tournage et de son amie et actrice Kayije Kagame (Saint-Omer). 

"Je voudrais parler d’un fils qui se questionne sur son identité, partagé entre deux cultures, sur la route du deuil.”

“Je voudrais lui faire jouer le fantôme de ma mère”, confie-t-il. Un soir, alors que les deux comédiens jouent ensemble dans Les Nègres de Jean Genet, Gaël voit le visage de sa mère sur celui de son amie. Il termine la scène en pleurant, mais ce sont des larmes joyeuses, comme il dit. “Comment vivre avec ses fantômes ? Je voudrais parler d’un fils qui se questionne sur son identité, partagé entre deux cultures, sur la route du deuil.” Gaël se lève pour aller faire bouillir de l’eau et propose de nous servir du thé, qu’il vient de recevoir comme cadeau de première. Au mur est épinglée une affiche de la Comédie-Française, où les cinq dernières lettres sont barrées au marqueur. À la place, il est écrit “Comédie Franco-Rwandaise”. Il sourit.

À partir du 19 mars, Gaël jouera dans Angels in America de Tony Kushner. Une fable qui se déroule durant les années sida, dans les États-Unis de Reagan, sur fond de racisme, d’homophobie et de sérophobie. “C’est important pour moi de jouer des pièces et des rôles dans lesquels je me sens concerné. Il y a quelque chose d’évident. On se sent libre parce que, tout à coup, c’est un peu de toi dont on parle.” 

Belize dans Angels in America

La pièce, dont le titre original est Angels in America: une fantaisie gay sur des thèmes nationaux, explore la stigmatisation autour de l’homosexualité, du VIH, et résonne encore très fort aujourd’hui, tant elle dresse le portrait de notre société moderne. Le personnage de Belize, infirmier noir, homosexuel et travesti, raconte à lui seul une fracture sociale. “Belize, c’est un personnage entier, en accord avec lui-même, qui a des opinions politiques tranchées, notamment sur des questions raciales. Il est défini comme queer et racisé dans la pièce, mais lui ne se pose pas la question parce que c’est simplement son être, c’est qui il est.” 

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Crédit photo : Christophe Raynaud Delage

Gaël est le cinquième acteur noir à entrer comme pensionnaire au sein de la troupe du Théâtre-Français, depuis sa création en 1680. Depuis, alors que d'autres actrices et acteurs racisés ont été engagés, le jeune homme remarque une évolution notable, mais qui pourrait malgré tout selon lui être plus rapide. “C’est à nous de créer nos propres récits”, conclut-il. Et il n’y a pas de doute : de récits, Gaël Kamilindi en est pétri, et il n’a pas fini de se raconter et de nous emporter.

Angels in America de Tony Kushner, par Arnaud Desplechin, à la Comédie-Française, du 19 mars au 14 mai 2023.

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Crédit photo : Nicolas Le Moal