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politiqueStéréotypes de genre à l'école : 10 ans de perdus depuis les ABCD de l'égalité

Par Aline Laurent-Mayard le 01/09/2023
C'est la rentrée à l'école

Il y a dix ans, dans la foulée de l'adoption sous la présidence de François Hollande de la loi ouvrant le mariage pour tous, le gouvernement lançait un programme pour outiller le personnel éducatif, en école maternelle et élémentaire, contre les stéréotypes de genre. La propagande d'opposition fut si virulente que ce programme de Najat Vallaud-Belkacem fut tué dans l'œuf.

Rentrée de janvier 2014 ; des parents d’élèves de la communauté musulmane reçoivent un mystérieux SMS. Celui-ci affirme que le gouvernement veut faire disparaître les différences entre les garçons et les filles à l’école, et même les initier dès l'âge de 4 ans à la masturbation en leur imposant des modules d’éducation sexuelle “avec démonstration”. Le message cible les "ABCD de l’égalité", un programme expérimental lancé à l’automne 2013. Évidemment, ces accusations outrancières sont fausses. En réalité, les ABCD, pensés par Najat Vallaud-Belkacem qui est alors la ministre socialiste des Droits des femmes et de la Jeunesse (elle prendra le portefeuille de l'Éducation l'été suivant), ont pour mission d’aider le personnel éducatif à lutter contre les biais sexistes et à sensibiliser les élèves aux discriminations liées au genre. C'est-à-dire, particulièrement, à émanciper les petites filles.

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Qu’importe, comme souvent lorsque les enfants sont en jeu, l’étincelle de l'inquiétude se propage comme dans une forêt sèche en été. Le collectif à l'initiative de cette campagne de propagande est mené par une certaine Farida Belghoul, ancienne militante antiraciste désormais engagée aux côtés du lobby réac contre la "théorie du genre". "La théorie du genre, c'est cette idée qu'il y aurait une propagande menée à l'échelle internationale par la communauté LGBTQ+ qui souhaite élargir ses rangs, en recrutant parmi les cibles les plus faciles que sont les enfants”, résume la sociologue Gabrielle Richard, qui s’intéresse aux questions de genre et de sexualité dans le milieu scolaire.

La propagande de Farida Belghoul

En guise de résistance, Farida Belghoul enjoint aux parents de retirer leurs enfants de l'école un jour par mois lors d'une "Journée de retrait de l'école", dite JRE. Le mouvement trouve un large écho dans les rangs de la Manif pour tous, qui vient de perdre sa bataille contre le mariage des couples homosexuels et se reporte sur les ABCD de l'égalité. Rapidement, on assiste à une reprise de ce délire par des politiques de droite et d'extrême droite, et la violence des attaques croît. Quand une institutrice finit par être diffamée et harcelée, le gouvernement décide de suspendre le programme qui a mis le feu aux poudres. "Il valait mieux apaiser", estime aujourd'hui Najat Vallaud-Belkacem. Reste que le retrait des ABCD est bien une défaite face à une propagande essentiellement LGBTphobe.

À l'époque, le gouvernement assure néanmoins que la mission et le contenu des ABCD de l'égalité seront intégrés au nouveau "plan d'action pour l'égalité filles-garçons à l'école" pour la rentrée 2014. "Ce plan 2014, on en a vu d'autres moutures depuis, modère Gabrielle Richard. C'est un papier formel qui dit que 'l'égalité filles-garçons est une valeur centrale de la République' mais qui ne pousse pas à passer à l'action.” Il n’a en effet rien de contraignant, et de nombreuses académies ne s’emparent pas du sujet. “Ce qui nous manque, c'est un discours central et fort, quelqu'un pour dire : voici les enjeux qui nous semblent prioritaires, et ils ont leur place à l'école”, pointe Gabrielle Richard, qui interroge : "On a des plans d'action, des conventions, des chargés de mission, des référents égalité dans les établissements scolaires, mais qui sont ces personnes ? Comment sont-elles formées ? Ce n'est pas toujours très clair”.

Genre tabou

Difficile aussi d’évaluer la qualité et la fréquence des modules relatifs au genre dispensés au cours de la formation initiale des personnels de l'éducation, car cela varie beaucoup d’une académie à l’autre. Une certitude pour Alison Allard, une ancienne institutrice qui reçoit des profs dans son podcast Maternelle Dégenrée : “Il n’y a pas assez de formations”. Quant aux formations continues, les volontaires ont bien du mal à les trouver, et encore plus à se dégager du temps pour y assister.

Ce manque de formation limite la capacité du personnel éducatif à agir et nourrit la peur des réactions de parents. “Quand on leur demande si ça leur est déjà arrivé d'entendre des parents se plaindre, on nous répond que non”, explique pourtant Gabrielle Richard. Pour Alison Allard, “cette crainte s’explique par le manque de soutien de leur hiérarchie. Le boulot d’enseignant est énergivore, on n’a pas envie de devoir gérer une polémique si on ne sent pas épaulé". Les profs, sur la question du genre comme sur toutes les questions sensibles, ont en effet l'impression que si les choses dégénèrent, on les laissera au front, seul·es. À juste titre, estime Gabrielle Richard : "Nos autorités scolaires et politiques sont aussi héritières de ce trauma collectif”.

Pourtant, dix ans après les ABCD de l’égalité, le discours collectif sur le genre a bien évolué. Des parents et des profs se mobilisent plus que jamais, comme le montre la création sur le sujet de podcasts ou d’associations, comme Parents & féministes. Mais les illuminés de la "théorie du genre" sont toujours là, comme nous le rappelle la récente cabale contre les lectures de contes pour enfants par des drag queens.

Sortir du statu quo

La résurgence du lobby réac, galvanisé par l'exemple américain, devrait justement appeler à tenir les rangs. Gabrielle Richard espère le retour des ABCD de l’égalité, mais cette fois-ci sans demi-mesure : elle rêve de formations généralisées et obligatoires, mais aussi d’un discours politique clair. "Il faudrait amener une réflexion sur le fait que le genre, c'est un rapport de domination. Ce n'est pas que le fait de séparer des gens en deux catégories.” Cette thématique doit se retrouver au niveau des formations, mais aussi des programmes, pour permettre de “questionner avec nos élèves les discours qu’on présente”. Alison Allard abonde : “Il faut apprendre aux enfants à avoir un esprit critique. En commençant à parler d’inégalités sous le prisme du genre, on leur fait réaliser qu’il existe des inégalités à bien d’autres niveaux”. 

Pour faire accepter ce programme, Gabrielle Richard appelle à tirer les leçons de l’échec de 2014, et notamment à impliquer d'emblée les parents, à organiser à leur intention des séances d’information, bref à les voir comme des allié·es plutôt que “comme de potentiels bâtons dans les roues”. Pour Najat Vallaud-Belkacem, il faut aussi être plus stratégique dans la présentation de ce programme. “Je pense que l'émetteur est souvent ce qui importe le plus sur des réformes de société importantes. Les écoutilles d'une partie de la population se sont fermées rien qu'en me voyant approcher”, relève-t-elle. En claire, si elle était Première ministre, elle demanderait à la personnalité la moins clivante de son gouvernement de porter cette mesure. 

Et puis Najat Vallaud-Belkacem déplore qu’à l’époque, les scientifiques n’aient pas pris la parole pour défendre son programme. "À l'avenir, il faut vraiment que le monde de la recherche se sentent autorisé à nourrir de sa science les efforts des personnalités politiques qui sont, à un moment donné, dans la mêlée à se battre toutes seules dans un débat public qui les fait passer pour hérétiques ou niaises.” De ce point de vue, le récent débat sur la réforme des retraites lui donne espoir, puisque des expert·es y ont pris part publiquement. “Comme c'est merveilleux d’avoir de la profondeur, du sérieux, de la donnée, comme cela enrichit considérablement le débat !" Chiche.

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Crédit photo : Frederic Petry / Hans Lucas via AFP