Abo

histoireLouise Abbéma, la "bonne amie" bien lesbienne de Sarah Bernhardt

Par Stéphanie Gatignol le 18/12/2024
"Sarah Bernhardt, La Divine"

La sortie au cinéma de Sarah Bernhardt, La Divine, film biopic réalisé par Guillaume Nicloux, est l'occasion de découvrir la vie de l'amante et amie de la comédienne : la peintre et sculptrice Louise Abbéma.

Le film Sarah Bernhardt, La Divine, qui sort au cinéma ce mercredi 18 décembre, se focalise sur la passion que la comédienne, incarnée par Sandrine Kiberlain, aurait éprouvée pour Lucien Guitry (le père de Sacha, joué par Laurent Lafitte). Mais le biopic de de Guillaume Nicloux met aussi en lumière une autre figure avec laquelle elle eut une liaison notoire : la peintre et sculptrice Louise Abbéma, rôle confié à Amira Casar.

À lire aussi : Gertrude Stein, l'avant-gardiste lesbienne au cœur d'une exposition avec Picasso

Cheveux courts et sombre veston sanglé pour l'une ; boucles mousseuses et étoffes flamboyantes pour l'autre. Sur les photos d'archives, l'austérité de Louise Abbéma (1853-1927) tranche avec l'exubérance de Sarah Bernhardt (1844-1923). Mais, dans leurs devises respectives, "Je veux" et "Quand même !", quelque chose laisse à penser que ces tempéraments étaient faits pour se rencontrer…

Un moulage de leurs mains enlacées

Sarah Bernhardt est née de père (longtemps) inconnu et à une date incertaine. D'ascendance aristocratique, Louise Abbéma est l'arrière-petite-fille de Louise Contat, une célèbre actrice du XVIIIe siècle et de Louis de Narbonne, le fils adultérin de Louis XV. À la faveur d'un déménagement en Italie l'année de ses six ans, la gosse découvre les musées, puis la pratique du dessin et de l'aquarelle en autodidacte. De retour en France, en 1867, elle peut d'autant mieux exprimer sa jeune vocation que ses parents ne s'y opposent pas. Repérée par le peintre Carolus-Duran dans les couloirs du Louvre alors qu'elle s'exerce à copier les toiles, elle rejoint, en 1873, l'atelier pour femmes que le maître du portrait a fraîchement ouvert. Un an plus tard, elle expose pour la première fois, en représentant sa mère.

"Un jour au Salon [de peinture et de sculpture, renommé plus tard Salon des artistes français] – j'étais une toute jeune fille –, je vis Sarah Bernhardt à côté de moi, raconta-t-elle. Elle regardait un tableau. Je fus séduite par cette ligne exquise, cette silhouette souverainement fine qui firent partie intégrante de sa personnalité ! Je fus prise de l'immense désir de faire son portrait." Après cette rencontre au début de la décennie, l'élan se concrétise en 1876, lors du même salon, lorsque Louise Abbéma soumet aux regards sa toute première image de l'idole. Le tableau a depuis disparu, mais obtient à l'époque du succès. La même année, Sarah, dont on oublie souvent qu'elle fut une sculptrice de talent, obtient une mention honorable pour son marbre Après la tempête.

Entre les deux femmes se noue alors une relation amoureuse qu'elles ne cachent pas à leurs contemporains, une complicité artistique et une amitié que seule la mort du "monstre sacré" (comme Jean Cocteau surnomma Sarah Bernhardt) interrompra en 1923. Louise appartient au cercle des intimes, participant aux déplacements à l'étranger, comme aux séjours de vacances dans le célèbre fortin de Belle-Île-en-Mer (qui abrite désormais le musée Sarah-Bernhardt). Sous son pinceau jaillissent quantité de toiles et dessins qui figurent l'actrice en scène ou dans l'intimité, comme ce pastel où, assise devant une assiette de cerises, elle offre une rare image au naturel. En 1883, un grand tableau les montre toutes les deux sur le lac au bois de Boulogne : il aurait été peint le jour anniversaire de leur liaison… Inversant les rôles, Sarah a aussi sculpté le buste de son amie, conservé au musée d'Orsay. Et toutes les deux ont fait tirer un moulage en bronze de leurs mains enlacées.

Lesbienne libérée mais antiféministe

La silhouette sombre que la journaliste féministe Séverine décrivit comme "un abbé janséniste affublé en cotillons" et son modèle haut en couleurs ont manifesté un même goût de la liberté. Dans une Belle Époque qui cantonnait la femme bourgeoise aux fonctions d'épouse, mère et maîtresse de maison, Louise Abbéma a transgressé tous les codes. Cette lesbienne, à laquelle on prêta aussi une relation avec la compositrice Augusta Holmès, a refusé le mariage, elle n'a pas enfanté – contrairement à Sarah – et vécut de son travail en s'aventurant, au-delà de sa prédilection pour le portrait, dans quasiment tous les genres picturaux : paysage, nature morte, peinture florale ou animalière, décor, éventail…

Malgré un mode de vie anticonformiste, le personnage ne fut pas exempt de paradoxes. Dans son mémoire de master qu'il lui consacre, en 2013, sous le titre Itinéraire d'une femme peintre et mondaine, Tristan Cordeil évoque un esprit plutôt conservateur qui, s'il admirait la peintre Rosa Bonheur, ne partageait en rien ses convictions morales. "Louise Abbéma était virulemment antiféministe, opposée à l'ouverture du droit de vote aux deux sexes, et avait (…) la certitude que l'art devait demeurer genré. (…) Elle était en outre tout à fait satisfaite de la situation de la femme artiste au XIXe, et n'escomptait pas qu'elle en change."

Il y a deux ans, dans l'expo-évènement Sarah Bernhardt – et la femme créa la star, le Petit Palais présentait la dernière photo que la tragédienne amputée dédicaça, en 1923, à "son amie de toujours et bientôt de l'au-delà". Quatre ans plus tard, Louise tirait à son tour sa révérence. Auréolée d'une grande notoriété de son vivant, décorée chevalière de la Légion d'honneur en 1906, mais considérée comme passée de mode dans l'immédiat après-guerre, l'artiste est rapidement tombée dans l'oubli du cimetière du Montparnasse. Par Sarah interposée, le XXIe siècle la redécouvre… dans toutes ses singularités.

À lire aussi : Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"

Crédit photo : Les Films du kiosque

histoire | lesbiennes | film | théâtre | art | peinture | culture