Ouvertement lesbienne, la mécène visionnaire (1874-1946) fut aussi une influente femme de lettres dont l’écriture cubiste a imprégné l’avant-garde américaine. L’exposition Gertrude Stein et Pablo Picasso, l’invention du langage, au musée du Luxembourg à Paris, la révèle dans toutes ses dimensions.
Le corps du personnage est typique de la Période rose, mais ses traits semblent figés, tels un masque. Dans Le Portrait de Gertrude Stein qu’il exécute dès 1905 au Bateau-Lavoir, Pablo Picasso, 24 ans, intègre un visage dans lequel la plupart des historiens voient le départ de ses recherches précubistes. Le tableau, conservé au MOMA, contribuera à l’aura du modèle. Et scellera le socle d’une amitié de quatre décennies, fût-elle en dents de scie, avec le maître espagnol.
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Tous deux ont fait connaissance quelques mois auparavant. Juive américaine, Gertrude Stein est née en Pennsylvanie dans un milieu aisé. Elle a suivi des études de psycho au Radcliffe College, le Harvard des filles, puis quatre années de médecine. Elle a aussi compris qu’elle était attirée par son sexe, et c’est par dépit amoureux (celle qu’elle aime est éprise d’une autre) que la presque trentenaire décide, en 1904, de partir rejoindre son frère en Europe. À Paris, Léo, féru de peinture, l’entraîne dans sa passion. Ensemble, ils amorcent une collection à l’image de leur indépendance d’esprit. En 1905, Matisse scandalise le Salon d’automne avec La Femme au chapeau ? Les Stein l’achètent… En soutenant l’art décrié de leur temps, le duo permet l’éclosion de peintres majeurs. Et Picasso doit une fière chandelle à Gertrude : lorsque Léo prend ses distances avec le cubisme, elle y croit et l’aide à se réinventer.
Liberté d'esprit et de plume
La France sait ce que le père des Demoiselles d’Avignon et tant d’autres doivent à cette protectrice ; son rôle a largement été dépeint. À Paris, au 27, rue de Fleurus, une plaque signale l’appartement qu’elle occupa jusqu’en 1938 avec sa compagne-secrétaire Alice Toklas et ce fameux salon où elle reçut tant de plasticiens et d’écrivains. Sans doute a-t-on moins mesuré – et le musée du Luxembourg a la bonne idée d’y remédier – qu’elle fut aussi une créatrice dont l’écriture expérimentale a notablement influencé l’avant-garde étasunienne. L’autrice s’est exprimée dans tous les genres (fiction, poésie, théâtre, essais…) avec un style fondé "sur un vocabulaire très simple, décrypte Assia Quesnel, historienne de l’art et commissaire associée. Il se caractérise par une répétition syntaxique, sonore, lexicale, qu’elle appelle « insistance » car, à chaque phrase, elle procède par petites additions ou suppressions, comme des collages." Picasso déconstruit les volumes et les plans ; Stein, la langue. Leurs radicalités se répondent et le peintre voit en sa mécène, que l’Amérique surnommera la "Cubiste des Lettres", son double littéraire. Plus tard, dans les années 30, des écrivains comme Fitzgerald, Hemingway manifestent leur admiration pour celle qui invente à leur sujet l’expression "Lost Generation". "Ils sont très impressionnés, ils viennent la rencontrer à Paris, mais ils s’intéressent plus à la collectionneuse auréolée qu’à ses écrits dans toute leur diversité et complexité."
"Notre mère à tous"
À la même période, le jeune John Cage, lui, s’y attache en profondeur. Etudiant, il écrit des poèmes à la manière de l’auteure du vers Rose is a rose is a rose is a rose : elle deviendra un modèle formel et stylistique. "Three Songs" (1933), l’une de ses premières compositions musicales, fait écho à Three Lives (1909), l’un des premiers recueils de Stein. Dans les années 50-60, l’influence de Cage, devenu le compagnon du chorégraphe Merce Cunningham, et sa place tutélaire dans le New York underground contribuent à la diffusion de ses écrits par le biais de performances théâtrales, musicales, etc. En 1951, le Living Theater, la troupe libertaire créée par Julian Beck et Judith Malina, monte un opéra sur un livret de Gertrude. "Tout dans le théâtre moderne a été touché par la réorganisation de la langue anglaise opérée par Stein (…), estimera Malina. Elle a simplement tout labouré, ce qui nous a ouvert un vaste champ pour expérimenter de nouvelles formes." Depuis, la pionnière n’a cessé d’inspirer les artistes. Certains revendiquent sa filiation, d’autres s’emparent de son image, se nourrissent de son langage… Robert Rauschenberg (1925-2008) tenait sa poésie pour l’une des références de son œuvre plastique néo-dada. Le poète Emmett Williams, figure du mouvement Fluxus, citait Stein comme l’une des sources de son travail. Et le personnage se prête aux relectures queers…
Minorités et marginalité
En 1980, Warhol scinde son portrait en rose et bleu. En 1992, quatre ans avant de mourir du sida, Felix Gonzalez-Torres photographie la tombe où elle et Alice Toklas reposent au Père-Lachaise. Le couple devient ainsi un symbole de la lutte pour les droits LGBT+ et la végétation sur sa sépulture incarne l’espoir d’un avenir meilleur. "Gertrude Stein n’a jamais cherché à affirmer son identité, mais elle et Alice étaient toujours ensemble. L’unique fois où elle est retournée aux États-Unis en 1935, Alice a fait la une des journaux à ses côtés", rappelle Assia Quesnel. Elle n’évoque pas frontalement le fait d’être lesbienne, mais on peut le lire en creux car ses romans sont souvent un peu cryptés. Elle s’interroge sur son homosexualité, que ce soit dans Mélanctha (1909), où une femme est tiraillée entre plusieurs orientations ou plus directement dans la nouvelle érotique Lève bas-ventre (1915). Sa langue subtile opère comme une transe. Elle tourne autour de son sujet d’étude et, à force de l’enrichir, d’additionner des éléments, celui-ci se dessine peu à peu."
Le XXIe siècle n’en finit pas de (re)découvrir Gertrude Stein. "Par son couple, par sa position de femme écrivaine qui a réussi à exister en tant que telle, par les thèmes qu’elle aborde, elle est vraiment en avance sur son époque. Elle traite de la condition féminine, de l’homosexualité, du genre, des minorités et marginalités, des questions raciales et postcoloniales." Stein est l’une des premières blanches à choisir une héroïne métisse pour Mélanctha. En 1934, Virgil Thomson, le "Satie américain", met son livret d’opéra en musique et sollicite un chœur d’afro-américains pour interpréter Four Saints in Three Acts… en pleine ségrégation ! Stature hors-norme que celle de Gertrude Stein. Et pas seulement pour cette massive silhouette que Picasso, Vallotton, Picabia, Man Ray, Cecil Beaton, Deborah Kass etc., ont fait entrer au musée.
>> Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage. Jusqu’au 28 janvier 2024 à Paris au musée du Luxembourg.
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Crédit photos : musée du Luxembourg
