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livresLa talentueuse Mrs Patricia Highsmith, autrice lesbienne de "Carol" et "Ripley"

Par Marion Olité le 07/02/2025
Patricia Highsmith

Il y a trente ans, le 4 février 1995, l'écrivaine américaine Patricia Highsmith s'éteignait à l'âge de 74 ans. Longtemps dans le placard, l'écrivaine nous a tout de même laissé le roman lesbien Carol ainsi que les aventures du très ambivalent Tom Ripley.

Quand la journaliste Mavis Nicholson demande, en 1978, à Patricia Highsmith pourquoi elle a choisi de ne pas fonder une famille, l'écrivaine lui répond : "Ma vie de famille a été un tel désastre que ça a mis un terme à tout cela." Née en 1921 à Fort Worth, au Texas, Patricia Highsmith n'est pas une enfant désirée : sa mère a tenté d'avorter, et ses parents divorcent une semaine après sa naissance. Elle sera élevée par sa grand-mère jusqu'à ses six ans, puis trimballée au gré des besoins de sa mère, illustratrice à New-York, et de ses différents beaux-pères.

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Sa relation avec une mère homophobe et dénuée de tendresse ne s'adoucit pas avec le temps. Celle-ci reproche à sa fille de ne pas "s'habiller comme une femme" et la traite de "lez[bienne]". Pour la biographe Joan Schenkar (The Talented Miss Highsmith, paru en 2009), cette mère indigne a été le modèle de "toutes les garces du roman noir qui apparaissent dans les écrits de Highsmith. (…) Elle avait une merveilleuse capacité à se venger à travers son travail."

Hitchcock adapte L'Inconnu du Nord-Express 

Diplômée en 1942 de l'université de Columbia en anglais, latin et grec ancien, Patricia Highsmith est bien décidée à devenir écrivaine. Durant les années 1940, pour remplir le frigo, elle travaille comme scénariste de comics. Et en 1944, le magazine Harper's Bazaar publie sa première nouvelle, L'Héroïne.

Thriller psychologique aussi tordu que fascinant, son premier roman, L'Inconnu du Nord-Express (1950), est un succès instantané ; il séduit même Alfred Hitchcock, qui l'adapte au cinéma un an plus tard. Dans cette histoire dérangeante de deux hommes qui décident de s'entraider pour tuer la femme et le père de l'autre, on peut déceler dans l'un des personnages, froid et calculateur, des caractéristiques du futur Tom Ripley.

Le deuxième roman de Patricia Highsmith, Carol, est le seul de sa carrière à ne pas comporter d'intrigue policière. Cette histoire d'amour saphique entre une jeune femme taiseuse et une grande bourgeoise en instance de divorce est rejetée par Harper, sa maison d'édition. Elle la publie chez Coward McCann, en 1952, sous le pseudonyme de Claire Morgan. À cette époque, les lesbian pulp fictions – livres de poche bon marché aux intrigues lesbiennes – cartonnent. En 1953, Carol sort en version pulp et se vend à un million d'exemplaires. Claire Morgan devient une star chez les lesbiennes ! Longtemps dans le placard, Patricia Highsmith mettra 30 ans faire paraître ce roman sous son vrai nom.

Et Virginia devint Carol

Dans la société puritaine de l'époque, les fictions centrées sur des personnages lesbiens se terminaient systématiquement mal. Dans la préface de la réédition de 1989, Patricia Highsmith explique qu'elle a reçu de nombreuses lettres de femmes la remerciant : "Votre livre est le premier du genre avec une fin heureuse !", "Merci d'avoir écrit une telle histoire. Elle fait écho à la mienne".

La romancière a eu l'idée de Carol alors qu'elle travaillait à New York, au grand magasin Macy, au moment du rush de Noël. Au milieu de la foule, une femme blonde avec un grand manteau de fourrure attire son regard… Un jour de congé, elle prend même le bus direction le New Jersey pour passer devant la maison de cette magnétique inconnue et faire bouillonner son imagination. Virginia Kent Catherwood, une mondaine élégante et amante de l'écrivaine dans les années 1940, lui a aussi servi d'inspiration. Son divorce houleux et les rumeurs de lesbianisme instrumentalisées contre elle par son mari sont autant d'éléments présents dans le personnage de Carol.

Dans la même préface de 1989, Patricia Highsmith plante le décor homophobe des années 1950 : "C'était l'époque où les bars gays se trouvaient derrière une porte sombre quelque part à Manhattan, où les gens qui voulaient aller dans un certain bar descendaient du métro une station avant ou après la bonne, de peur d'être soupçonnés d'être homosexuels." L'adaptation de Carol sur grand écran, réalisée par Todd Haynes en 2015, fait découvrir le roman à une nouvelle génération de femmes queers, qui tombent en pâmoison devant Cate Blanchett, interprétant le rôle-titre à la perfection.

La saga Tom Ripley

Le personnage de Tom Ripley germe dans l'esprit de la romancière d'une façon assez similaire à celui de Carol. Lors d'un voyage en Europe, la vision d'un homme énigmatique et captivant enflamme son imagination. Sorti en 1955, le roman Monsieur Ripley lui assure une renommée mondiale. L'histoire de cet homme cultivé et envieux, qui se prend d'obsession pour un riche héritier avant de le tuer et d'usurper son identité, connaît plusieurs adaptations en films, de Plein Soleil (1960) avec Alain Delon à L'Ami américain (1977) de Wim Wenders, en passant par Le Talentueux Mr. Ripley (1999) porté par Matt Damon, jusqu'à l'excellente mini-série Ripley (2024), avec un Andrew Scott impérial.

Si elle n'aime pas être cataloguée romancière à polars, l'écrivaine assume son penchant : "La démarche d'un criminel occasionnel me passionne. C'est à son mobile et à ses réactions que je m'intéresse. En fait, un être ordinaire devient pour moi fascinant dès qu'il prend conscience de ses instincts. Voilà le moteur de tous mes romans."

Le personnage de Tom Ripley accompagne Patricia Highsmith pendant près de 40 ans. Elle écrit quatre autres romans le mettant en scène, jusqu'en 1991, en se détachant des fins moralisantes : l'imposteur doublé d'un meurtrier ne sera pas puni pour son crime. Comme nombre de ses autres romans, Monsieur Ripley est chargé de sous-texte homosexuel. Ses personnages à la sexualité refoulée, qu'elle qualifie de "psychopathes incurables", font écho à la société violemment homophobe de l'époque.

Patricia Highsmith veut "guérir"

Connue pour ses nombreuses liaisons et pour tomber amoureuse "plus de fois que les rats n'ont d'orgasmes", selon ses propres mots, Patricia Highsmith a entretenu une relation complexe avec sa sexualité. Se forçant à coucher avec des hommes, elle tente de "guérir" de son homosexualité en allant voir un médecin. Dans son documentaire Loving Highsmith (2022), la réalisatrice Eva Vitija rappelle qu'"être lesbienne était, en tant qu'Américaine, et pire encore, en tant que Texane issue d'une famille protestante (…), une source de culpabilité à vie, avec des mécanismes d'autodestruction". Quand votre existence même est considérée comme un crime, est-ce vraiment si fou d'écrire des histoires criminelles ?

Ses biographes Andrew Wilson et Joan Schenkar s'accordent à dépeindre une personne troublée, obsessionnelle et peu recommandable à bien des égards. Alcoolique et anorexique, parfois goujate avec ses amantes, Patricia Highsmith lutte contre ses démons. Publié en 2021 sous le titre Les écrits intimes de Patricia Highsmith, 1941-1995, son journal intime dévoile l'étendue de ses passions, de ses tourments, ainsi que des aspects moins reluisants de sa personnalité : sa méchanceté et de violentes diatribes antisémites et racistes.

Dans les années 1960, l'écrivaine vit une passion brûlante avec Caroline Besterman, une femme mariée, mère d'un enfant et résidant à Londres. "Tu es la dernière que j'aimerai jamais, je n'ai jamais dit ça à personne", écrit-elle le 12 décembre 1962 dans son journal intime. Mais Caroline ne quitte pas son mari, et Patricia finit par rompre, la mort dans l'âme. Elle s'installe ensuite en France, où son éditeur, Calmann-Lévy, publie des recueils de ses nouvelles inédites aux États-Unis. Claude Autant-Lara (Le Meurtrier, 1963), Claude Miller (Dites-lui que je l'aime, 1977), Michel Deville (Eaux profondes, 1981) ou encore Claude Chabrol (Le Cri du hibou, 1987) adaptent ses romans. Dans les années 1980, Patricia Highsmith s'établit en Suisse, et vit de plus en plus recluse avec ses chats et ses escargots domestiqués.

Son dernier roman, Une idylle d'été (1994), prend place à Zurich, dans le milieu gay des années 1990, où plane la peur du vieillissement et du sida. "Dans un de ses journaux intimes, elle a elle-même écrit que ses livres seraient peut-être un jour relus sous le prisme de son homosexualité. Je suis sûre que si elle était née plus tard, ils auraient été différents", souligne Eva Vitija. Atteinte d'un cancer du poumon, Patricia Highsmith meurt le 4 février 1995 à Locarno, à l'âge de 74 ans. Avec une vingtaine de romans, de nombreuses nouvelles et un essai sur son processus d'écrivaine (L'Art du suspense – mode d'emploi, 1987), Patricia Highsmith nous laisse une œuvre fascinante, où le malaise côtoie l'effroi, à revisiter pour fouiller les tréfonds de l'âme humaine.

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Crédit photo : Andersen Aurimages via AFP

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