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sériesLa psychopathe était bisexuelle : l'évolution des figures queers inquiétantes au cinéma

Par Marion Olité le 31/10/2023
Sharon Stone dans "Basic Instinct"

Que serait un film d’horreur, pour Halloween, ou bien un thriller érotique, sans un personnage bien dérangé du ciboulot et à la sexualité aussi libérée qu'œcuménique ? Retour sur une figure narrative qui a la peau dure.

"Est-ce que vous aimez baiser sous cocaïne, Nick ?", demande Catherine Tramell pendant l’interrogatoire de police le plus culte de l’histoire du cinéma, avant de décroiser les jambes en laissant entrevoir sa vulve devant un parterre de policiers en hyperventilation. Réalisé en 1992 par Paul Verhoeven, le thriller érotique Basic Instinct illustre avec une non-subtilité inégalée un archétype tenace à Hollywood, celui de la bisexuelle psychopathe.

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Dès sa rencontre avec Nick (incarné par Michael Douglas, la victime idéale des femmes fatales des années 80), l'écrivaine Catherine Tramell, génialement interprétée par Sharon Stone, parle de sexe de façon décomplexée et drague ouvertement l’enquêteur. Dépeinte comme brillante, manipulatrice et séductrice, elle ne semble rechercher qu’une chose dans la vie : le plaisir. Qu'elle trouve dans ses relations sexuelles avec des hommes, avec des femmes, ou en tuant au pic à glace ses amants. L’énergie sexuelle et meurtrière du personnage emporte tout sur son passage.

Sexe, drogues et violences sexuelles

À condition de le prendre au quinzième degré, le personnage de Catherine Tramell est jouissif. Mais à l’époque de sa sortie, on est au niveau zéro de la représentation bi au cinéma. GLAAD, l’association de veille médiatique LGBTQI+, envoie à des centaines de critiques ciné une lettre ouverte pour dénoncer une représentation diabolisante : "Tous les personnages lesbiens et bisexuels de Basic Instinct sont décrits comme potentiellement meurtriers." Transpirant le male gaze de son réalisateur, le film s’avère un cas d’école d’hypersexualisation des personnages bi. Catherine Trammell fait référence à des pratiques BDSM et utilise sa sexualité comme une arme. Le message en sous-texte : l'attirance pour les deux genres conduit à avoir un appétit sexuel insatiable ainsi qu'une conscience morale inexistante, la fluidité sexuelle allant de pair avec la fluidité morale.

Ce film a d’autant plus imprégné les imaginaires qu’il a été un immense succès, a connu une suite et a influencé d’autres œuvres dans son sillage. En 1998, le thriller érotique Sexcrimes reprend le même schéma. Après une fausse accusation de viol, une scène de sexe lesbien et un plan à trois, Suzie Toller (Neve Campbell) apparaît comme le cerveau machiavélique de l’histoire. Dans les années 80 et 90, la bisexuelle meurtrière semble être le nouvel avatar de la femme fatale chez les réalisateur hétérosexuels. D’un côté, on est face à un archétype biphobe et à une objectivation des corps féminins par des caméras masculines. De l’autre, ces personnages féminins sont dépeints comme indépendants, sûrs d’eux et ont tendance à gagner à la fin du film. Il y a quelque chose de jouissif à les voir envoyer valdinguer en toute décontraction les règles de notre société hétéronormative et à se jouer des personnages masculins hétéros, souvent leur cible favorite.

Le psychopathe était aussi bisexuel

Qu’en est-il de ces messieurs bi ? Moins désirés par le regard masculin hollywoodien, ils se font plus rares que ces dames, mais font preuve aussi de sérieux penchants meurtriers et autres perversions sexuelles. Dans Blue Velvet (1986) de David Lynch, le psychopathe et baron de la drogue Frank Booth (Denis Hooper), lui-même drogué, a fait de Dorothy son esclave sexuelle. Dans une autre scène, il se met du rouge à lèvre et embrasse Jeffrey de force. "Allons baiser ! Je baise tout ce qui bouge !", vocifère-t-il. Apparemment, bisexualité et consentement ne font pas bon ménage.

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Blue Velvet (1986)

La série Nip/Tuck (2003-2010) a aussi son violeur en série bisexuel et toxico, Quentin, durant sa saison 3.
Quelques années plus tard, Aquarius (2015-2016) met en scène un Charles Manson bi qui tente de violer un homme. Séducteur, manipulateur, omnisexuel, le serial killer Hannibal Lecter ne fait pas exception, en particulier dans l’adaptation en série Hannibal (2013-2015) par Bryan Fuller, qui explore son attirance homoérotique envers Will Graham et le voit aussi avoir des relations sexuelles avec des femmes.

Vampires, succube et démons bisexuels

Puisque les bi sont diaboliques, pourquoi ne pas les rendre littéralement démoniaques ? De ce côté-là, la pop culture n’a pas manqué d’imagination. Incarné par Tom Ellis, Lucifer (2016-2021) met en scène le diable en personne. S’il est officiellement bi/pan, la série s’attarde beaucoup plus sur ses relations avec la gente féminine (Eve, Chloe, Linda…). Dans les œuvres grand public, qu’ils soient masculins ou féminins, les protagonistes bi entretiennent en général une relation centrale avec le genre opposé, tandis que ses amours homosexuelles sont suggérées, ou moins développées.

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Catherine Deneuve dans The Hunger (1983).

Pour sortir de ce schéma hétéronormatif, il faut aller chercher du côté des vampires, un terrain fertile pour faire s’épanouir le ou la prédatrice bi. Il est beaucoup plus facile pour les scénaristes de faire passer l’idée de fluidité à travers des personnages non humains, censés vivre des centaines d’années et être ouverts à toute nouvelle expérience. Les vampires lesbiennes et bisexuelles ont ainsi inondé les films de série B ou Z dès les années 30, inspirés par la figure de Carmilla. Cette nouvelle de Sheridan Le Fanu, publiée en 1872, met en scène une vampire, la Comtesse Mircalla von Karnstein, qui s’en prend à la fille d’un gentilhomme.

De Vampyr ou l'Étrange Aventure de David Gray (1932) à Et mourir de plaisir (1960) en passant par The Vampire Lovers (1970) et bien d’autres, la vampire sapphique tient une place de choix dans le panthéon horrifique queer. En 1983, Catherine Deneuve incarne Miriam, la créature de The Hunger (1983). Elle ouvre à Sarah (Susan Sarandon) le champ des possibles lesbiens, mais agit également comme une psychopathe dénuée de conscience morale et maladivement possessive. Elle maintient ses ancien·nes partenaires dans un état flétri, prisonniers de cercueils dans son grenier.

Dans la même veine, la saison 5 d’American Horror Story raconte les méfaits d’une vampire égoïste et hédoniste, la Comtesse, incarnée par Lady Gaga. Une scène d’orgie sanglante ne laisse planer aucun doute sur sa bisexualité, ainsi que celle de son amant, Donovan (Matt Bomer). Les vampires ont un appétit insatiable, de sexe et de sang. On leur pardonnerait presque leurs élans meurtriers, inscris dans leur nature même. Problème : le fait qu’ils soient fluides a créé une surreprésentation bisexuelle côté vampires, et rien dans les autres genres pour contrebalancer.

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Lady Gaga dans la saison 5 d'American Horror Story.

On retrouve le même type de personnage, toxique, sexy et fascinant dans Entretien avec un vampire. Lestat, bisexuel dans le roman d’Anne Rice et dans la série de 2022 (suggéré dans le film de 1992) est menteur et manipulateur. Alors qu'il semble se mourir d’amour pour Louis un jour, il tente le lendemain de le tuer dans un excès de possessivité. Encore une fois, la bisexualité est associée à des comportements excessivement violents et toxiques.

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Le vampire Lestat (à droite) dans la série Entretien avec un vampire (2022).

Les vampires bi et psychopathes ne manquent pas non plus dans True Blood (2008-2014), la série ultra-queer d’Alan Ball. On compte notamment la reine bien drama queen de Louisiane, Sophie-Anne Leclerq (Evan Rachel Wood) et Eric Northman (Alexander Skarsgård), dont les interactions sont particulièrement savoureuses. Comme dans American Horror Story, autre série d’horreur créée par un showrunner gay (Ryan Murphy), True Blood se réapproprie le thème des vampires queers et psychopathes, avec une dose de camp réjouissante. On n’est plus dans le male gaze hétéro. Et de toute façon, ces séries comptent plus de psychopathes que de personnages sains d’esprit !

Un changement de perspective permet de créer des personnages moins unidimensionnels. Le film Jennifer’s Body (2009), écrit par Diablo Cody et réalisé par Karyn Kusama, met en scène la relation tumultueuse entre Jennifer (Megan Fox), possédée par un succube (démon féminin), et sa meilleure amie, Needy (Amanda Seyfried). Dans un dialogue au sous-texte bi, Needy demande à sa BFF : "Je pensais que tu n’assassinais que les garçons ?" Elle lui répond : "Je joue dans les deux camps". Dans une autre scène qui a provoqué plus d’un éveil queer, Jennifer embrasse Needy dans sa chambre. Certes, Jennifer tue, mais elle est à l’origine victime de violences patriarcales (sacrifiée pour que des hommes conservent leurs privilèges) et sa relation avec Needy se trouve au cœur du film.

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Jennifer’s Body (2009).

La bisexuelle folle

L’archétype de la bisexuelle psychopathe devient particulièrement gênant quand le personnage se révèle cliniquement dérangé. Mieux vaut être perçue comme une psychopathe super intelligente et badass qu’une folle à lier. D’autant que ce triste cliché rappelle les heures sombres de la psychiatrie, dans ses travers sexistes et homophobes (l’homosexualité est considérée comme une maladie mentale jusqu’en 1973 aux États-Unis, et 1992 en France). Les films May (2002) et SheCotic (2018) mettent en scène des protagonistes bi et psychotiques, avec un trouble dissociatif de l’identité pour la deuxième. Dans la série Bates Motel (2013-2017), la personnalité alternative de Norman Bates, une version monstrueuse de sa mère, démontre une attirance pour les hommes et les femmes.

La bisexuelle obsédée par l’objet de son affection, au point d’en arriver à des tentatives de meurtre, est quant à elle présente dans le thriller You : amoureuse de Becca, Peach espionne ses faits et gestes, au même titre que le stalker Joe Goldberg. Thriller psycho-lesbien, Killing Eve (2018-2022) joue également avec ce cliché, corollaire de celui de la lesbienne psychopathe. Villanelle (Jodie Comer) est une tueuse à gage dominante, active sexuellement et obsédée par Eve (Sandra Oh). Pour la journaliste Hannah Harris Green, cette représentation de la bisexualité est "usée
jusqu’à la corde"
et "dommageable". "Son besoin de relations sexuelles avec des genres multiples est lié à son appétit dépravé et insatiable, qu'elle ne peut nourrir en raison de son manque total de sens moral." Dans la suite de la série, les scénaristes accordent à Villanelle un semblant de rédemption, pour mieux la tuer dans le final.

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Killing Eve (2018-2022).

En 2023, peut-on encore reprendre cet archétype sans tomber dans la biphobie ? Comme nombre de figures narratives LGBTQI+, celui de la bisexuelle psychopathe trouve ses racines dans le Hollywood classique des méchants codifiés queers, pendant le Code Hays. Cet héritage, aussi problématique soit-il, a infusé dans les psychés de générations de scénaristes et de cinéastes. Depuis le milieu des années 2010, il est enfin contrebalancé par une représentation bisexuelle plus diversifiée dans tous les genres, même si la propension à dépeindre des protagonistes bi méchants (House of Cards, How to get away with murder…) n’a pas disparu. Dans les films d’horreur, centrés sur des événements violents, les exemples de personnages bisexuels positifs se font encore plus rares. Reste que les personnages de bi psychopathes peuvent aussi être fun. Quand cet archétype est réimaginé avec une vraie réflexion et une perspective fraîche, on n’est pas à l’abri d’un film culte, comme Jennifer’s Body. On ne le savait pas à l’époque, mais on avait besoin de voir une version de Megan Fox en succube qui mange des hommes !

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Crédits photos : AlloCiné