[Article à paraître dans votre têtu· de l'été, en kiosques le 19 mars] Le comédien Philippe Torreton se met en scène dans Le Funambule, un court texte de Jean Genet. Ce récit inclassable, d'un écrivain qui l'est tout autant, lui a longtemps donné du fil à retordre.
Philippe Torreton collectionne les rôles au cinéma et à la télévision. Mais c'est bien au théâtre qu'a débuté le comédien, s'illustrant à la Comédie-Française de 1990 à 1999 dans les classiques du répertoire, qu'il continue depuis d'explorer hors de l'illustre maison. Aujourd'hui, le voilà qui se mesure pour la première fois, à 59 ans, à l'écriture poétique de Jean Genet. Lorsqu'il couche Le Funambule sur le papier en 1957, ce dernier est déjà une plume consacrée. L'écrivain subversif dédie son long poème en prose à son amant Abdallah Bentaga, un acrobate d'une trentaine d'années de moins que lui, qu'il s'est mis en tête de transformer en fildefériste. Mais le texte prend un écho tragique avec le suicide du jeune homme en 1964. Quitté par son Pygmalion après une chute qui a enterré sa carrière, Abdallah a sombré dans l'alcool et s'ouvre les veines à même pas 30 ans, entouré des livres de Genet. Plane dès lors sur le texte l'ombre d'une terrible sortie de piste…
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- C'est la première fois que vous jouez, et a fortiori montez, du Jean Genet. Comment avez-vous rencontré ce texte ?
Quand j'interprétais Le Malade imaginaire à la Comédie-Française, je me faisais maquiller par un ancien circassien. Il avait rencontré Genet lorsqu'il était un jeune débutant et tendait un fil entre deux lampadaires pour gagner de quoi manger le soir. Il m'avait conseillé de lire Le Funambule, mais j'avais 26 ans et, tout en me disant que ce texte était certainement très beau, je me sentais un peu extérieur à son propos. Et puis il m'a rattrapé 25 ans plus tard… Pendant le confinement, une association qui enregistrait des textes pour les personnes malvoyantes m'a sollicité pour le lire. Je m'y suis remis, et tout ce qui me paraissait obscur m'a alors semblé plus clair. La langue est exigeante, mais je comprenais où Genet voulait nous emmener.
- Qu'est-ce qui vous a finalement touché ?
J'y ai vu l'équivalent français de ce que Federico García Lorca a fait avec Jeu et théorie du duende : une tentative de définition de l'indéfinissable. Je trouvais très beau et très difficile d'essayer d'expliquer au funambule que ce n'est pas lui qui danse sur le fil, mais son image, son rêve et sa quête d'absolu… Ce texte est un chant d'amour pour l'art, pour l'essentialité de l'art.
- C'est une œuvre qui exige de la maturité ?
Si je m'étais immergé dans Le Funambule quand je rêvais d'être comédien, si j'avais vu que Genet suggère à l'artiste de se transformer en pouilleux pour que l'écart entre sa décrépitude et son éclat sur la piste soit le plus grand possible, j'aurais tout pris au pied de la lettre. Il faut comprendre ce qu'il veut dire : entrer en scène implique de faire le deuil de ce que l'on a et de ce que l'on a vécu.
- Comment avez-vous conçu la mise en scène du spectacle ?
Comme Le Funambule est dédié à Abdallah Bentaga, je ne voyais pas comment faire sans lui. Mon souhait était de raconter ce qui aurait pu être sa dernière journée, dans un cirque abandonné, symbole de l'amour délaissé. Au départ, le jeune homme dort sur un brancard ; il y a des bouteilles sur le sol, des livres dont certains sont ceux de Genet, et puis un téléphone en bakélite dont il essaie de se servir deux fois sans que personne réponde… Abdallah a eu la prescience de se dire que Genet se détournerait de lui s'il ne pouvait remonter sur le fil : c'est ce qui est arrivé, de façon sèche et définitive. Tous ceux qui ont côtoyé Genet l'ont rapporté : d'un coup, vous n'existiez plus pour lui. Et lui seul savait pourquoi.
- Julien Posada, votre funambule initial, a dû être remplacé après s'être blessé à la cheville en janvier. Doit-on y voir une incroyable mise en abyme ?
C'est effectivement troublant… d'autant que la première action du funambule, quand il s'extirpe de son brancard, est de masser sa cheville droite bandée. Je voulais montrer qu'il souffre d'une blessure et que ses premiers mouvements à terre sont ceux d'un être un peu estropié, parce qu'Abdallah l'était.
- À propos de Genet, vous dites avoir de "l'empathie pour le bonhomme". À quoi tient-elle ?
Au sujet du funambule, il parle de "son regard triste qui doit renvoyer aux images d'une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné". Je pourrais reprendre ces mots à son égard : j'éprouve de l'empathie pour le gamin abandonné, ce môme obligé de voler pour bouffer et envoyé, à peine adolescent, dans une colonie pénitentiaire. Et puis il y a cette vie sauvée par la littérature, cet instinct incroyable de plonger dans les livres alors qu'il aurait pu sombrer dans la violence. Et cette capacité à transformer son intuition, à en faire quelque chose… car lire n'est pas tout.
- Dans sa vie comme dans ses œuvres, Genet a sans cesse remis en question les normes…
Il faut des Genet dans la littérature, des auteurs qui comme lui nous perturbent, nous emmerdent dans notre confort, repoussent les limites, bousculent notre façon de voir. La littérature ne peut avancer que comme ça, avec des coups d'accélérateur et des accidents. La courte vie de Rimbaud, par exemple, a été une incision nécessaire, salutaire, dans la chair trop tendre de la littérature française.
Le Funambule, de Jean Genet, mise en scène de Philippe Torreton. Jusqu'au 20 mars au théâtre des Abbesses, à Paris, et du 6 au 10 mai aux Célestins, à Lyon.
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Crédit photo : Pascale Cholette