Pour nous avoir offert cet été, en tant que maître des cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, un boost général d'énergie, d'unité et de fierté, Thomas Jolly a été désigné personnalité de l'année à la Cérémonie des têtu· 2024. Rencontre.
Interview : Florian Ques & Thomas Vampouille
Photographie : Yann Morrison pour têtu·
- Comment ça va depuis cet été ? Tu as connu une sorte de dépression post-partum après la fin de cette période extraordinaire ?
Toujours pas ! Ce n'est pas parce que je voudrais rester dans mon petit monde merveilleux des Jeux olympiques, mais justement parce que ce n'était pas une parenthèse enchantée, ni une hallucination collective. Quelque chose s'est produit, auquel peu de gens croyaient au départ. Lorsque je suis arrivé dans cette aventure en décembre 2022, il y avait déjà un scepticisme, même un bashing, vis-à-vis des JO comme des cérémonies. Et cela a duré jusqu'au bout. Et puis en un soir, en quelques heures, ça s'est retourné. Et alors les discours permanents de division, de séparation, selon lesquels on ne pourrait pas vivre ensemble etc., ont été battus en brèche. Donc j'ai envie de garder cette flamme. Même si j'ai pris un temps de digestion, de réflexion, de recul nécessaire après un tel marathon…
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- Quand on a su que tu dirigerais les cérémonies, chez têtu· on s'est réjoui parce qu'on s’est dit qu'il y aurait du queer ; et quand on a regardé la première, ça dépassait encore nos espérances ! Tu avais conscience que tu produisais un manifeste queer ou ça s'est produit sans faire gaffe ?
Évidemment j'ai fait gaffe à tout, puisque ces cérémonies sont passées au crible de plusieurs instances : le Comité international olympique, le comité français d'organisation des JO, la mairie de Paris, la présidence de la République… Donc rien n'est laissé au hasard. Notre intention, avec mon équipe, était de représenter la France et de dire aux athlètes : "Bienvenue chez nous." Et ce "nous" est pluriel, donc il fallait que ce soit représentatif de chacun et chacune d'entre nous, que personne ne puisse se sentir à l'écart de cette fête. Et si les cérémonies étaient queers, c'est parce que ça fait partie de la culture française mais aussi de la population française.
- En fin de compte, les détracteurs n'ont juste pas compris un fait simple : la culture queer est un pilier des arts vivants…
D'une certaine manière, oui ! Regardez : trois drag queens ont performé sur la passerelle Debilly. Or, je me souviens qu'en 2000, pour la cérémonie de clôture des Jeux de Sydney, le stade entier était plein de drag queens sans qu'il y ait eu une telle crispation. Ceux qui ont critiqué la mienne méconnaissent leur propre histoire culturelle, alors qu'on retrouve le travestissement dans le cabaret mais bien au-delà, dans l'opéra, le théâtre… Il émaille toute notre culture, et que des gens ne le sachent pas est problématique.
- On n'était pas non plus certains que ça ait plu à Emmanuel Macron, qui avait l'air un peu chagrin. Il t'a fait un retour ?
Je me souviens de ce plan à l'écran, mais je ne sais pas ce qu'il se passait dans sa tête. Le seul retour qu'il m'ait fait, c'est qu'il a débarqué dans le centre de commandement pendant la cérémonie, tout sourire, ultra heureux, assez fier je crois de ce qu'il s'était passé. Je l'ai recroisé à la dernière cérémonie et il était très heureux de la séquence. En tout cas, il ne pouvait pas y avoir de surprises pour lui puisqu'il avait vu tous les storyboards, etc. Je n'ai pris personne en traître.
- Avais-tu anticipé la virulence des réactions négatives ?
Absolument pas, ça a été une chute libre. Le lendemain, à la conférence de presse devant des médias du monde entier, on m'a demandé si notre volonté était de choquer les gens. Et moi je n'ai pas compris cette question parce que je n'avais pas réalisé qu'il y avait déjà, sur les réseaux sociaux, une campagne pour dézinguer la cérémonie. Notamment le tableau "Festivité" sur la passerelle Debilly, qui – je le rappelle – représentait juste le Paris festif, un de nos emblèmes, avec différentes cultures de danse et des jeunes créateurs et créatrices de mode. Que ça soit instrumentalisé pour prétendre que nous aurions moqué une partie de la population, à savoir les croyants catholiques, je ne l'ai pas vu venir parce que ce n'était pas du tout notre intention. D'ailleurs il y a eu trop de colère pour que ça ne soit pas suspect, et ça m'a semblé en réalité le signe d'une homophobie criante. Je ne pouvais pas l'imaginer parce que, de notre côté, il n'y avait aucune autre idéologie que l'idéologie républicaine. Mais c'est intéressant de voir qui, finalement, n'aime pas la République…
- De fait, la réussite de la cérémonie d'ouverture a été saluée par 86% des Français, selon un sondage Harris interactive : n'est-ce pas la meilleure réponse à tes détracteurs ?
En réalité il y a là une bataille invisible qui se joue : celle de la culture, des imaginaires. Ce que nous avons montré ce soir-là, c'est un autre récit que celui qu'on nous imposait, mais c'est bien la France telle qu'elle est. En revanche, la droite réactionnaire veut réduire la culture française à une petite partie qui correspond à son prisme. Mais la France est plus riche que ce ce que les réactionnaires proposent. Cette adhésion au récit qu'on a proposé, ça fait tomber quelques préjugés et ça met en lumière qu'on est nombreux à bien vouloir vivre ensemble. Sauf qu'on fait moins de bruit et qu'on est moins organisés. Or, si on revient à la base, l'intérêt général c'est bien de trouver la solution pour vivre ensemble. La vraie question qui se pose pour moi, c'est : comment on perpétue cette unité ? Il faut peut-être déjà se dire que plusieurs minorités qui s'additionnent, en réalité ça fait une majorité. Alors, est-ce que la minorité, finalement, ce ne sont pas les réactionnaires ?
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- Si malgré tout le Rassemblement national parvenait au pouvoir, tu en tirerais quelles conclusions sur la France ?
Vous savez, j'ai monté beaucoup de pièces qui ne sont que le démontage d'une stratégie politique faisant parvenir au pouvoir quelqu'un dont personne ne veut au départ. Prenons Richard III : il veut le pouvoir et il va travailler sur des fake news, des assassinats – en politique, ça existe symboliquement –, sur la rumeur, sur la séduction par l'image, en se faisant passer pour un fervent catholique alors qu'on sait qu'il est athée… Et en fait, ça ne mène nulle part, ou plutôt à sa chute. J'ai la sensation que si l'extrême droite arrive au pouvoir, ça voudra dire que la peur aura gagné, car c'est là-dessus que prospèrent des idées comme celles du RN. J'ai quand même l'impression qu'il y a eu un sursaut au second tour des élections législatives anticipées ; dans le temps que nous avons, il nous faut consolider ce sursaut-là, les uns avec les autres. Malheureusement, ça ne vient pas du politique, donc ça doit venir d'ailleurs : de la culture, de l'action sociale, de la société civile… C'est la peur qu'il faut contrer, et ça vient de nous.
"Il n'y a pas une seule façon d'être qui serait universelle."
- Tu invoques souvent, comme tu viens de le faire, la République et même l’universalisme français, des notions qui sont mal aimées ces temps-ci, ou renvoyées aux conservateurs. Mais toi, tu veux les remettre dans le camp progressiste !
Il ne faut surtout pas les laisser à l'extrême droite. Et ce n'est pas qu'une question de conviction mais de constat. Tout au long de la cérémonie, on a fait se rencontrer des singularités, des générations, des cultures, des genres, des sexualités, des origines, etc. Et ça a provoqué un sentiment d'unité. Donc il n'y a pas une seule façon d'être qui serait universelle mais chacun est porteur d'une culture, d'une singularité qui doivent non seulement être respectées, considérées, mais aussi exprimées. Et nos singularités nourrissent l'universalisme français. Il me semble que ça vient rebrasser et repenser l'universalisme français.
- Tu as porté plainte pour cyberharcèlement après avoir reçu des injures et des menaces sur les réseaux sociaux. Où en est cette plainte aujourd'hui ?
Il y a eu sept interpellations, sur les centaines de messages d'insultes et de menaces de mort envoyées dans le dossier, et ces personnes seront convoquées en mars 2025 devant la justice. La brigade de lutte contre la haine en ligne a très bien travaillé, même si je sais que c'est dur de retrouver ces gens. C'est important, au-delà de moi et des autres artistes de la cérémonie qui ont été victimes de ce cyberharcèlement, de pouvoir envoyer aussi le message que le harcèlement est un délit puni, et que l'on peut et doit s'en défendre. Il faut que l'on profite de notre exposition pour redire, notamment à la jeune génération, que même si des choses immondes se passent dans nos téléphones, la République nous protège.
- Subir cette haine-là, c'est déjà quelque chose en tant que directeur artistique puisque ton travail est critiqué. Mais en tant qu'homme gay, comment l'as-tu vécu ?
En tant que personne, ce qui a été troublant pour moi, c'est de rouvrir des blessures qui venaient de l'enfance. Il y a eu une grande période de ma scolarité où le harcèlement était présent. Mais j'ai ensuite développé une sorte de résilience grâce au théâtre. Le harcèlement vécu pendant les JO a donc rouvert ces plaies, et à très grande échelle. Humainement parlant, c'est douloureux, même si je ne me considère pas comme une victime mais comme une cible, et que j'ai la chance d'avoir été protégé par l'institution et les équipes autour de moi. Mais j'ai conscience que la plupart n'ont pas cette chance, c'est pour ça qu'il faut avancer là-dessus.
- Tu penses qu'il est possible de panser un jour totalement ces plaies ?
Je pense que oui. Dans ce type de souffrance, il y a une force à tirer, il y a quelque chose à puiser qu'il faut ramener complètement à soi. Pour ma part, j'ai lâché les réseaux sociaux, j'en suis très éloigné aujourd'hui par rapport à il y a encore six mois. Je pense qu'il faut revenir à soi, se recentrer sur ses désirs, et ne pas se laisser tomber dans la haine ou un désir de vengeance. À un moment, ça redevient vertueux, il me semble. La résilience existe, mais cela reste des parcours personnels, et tellement solitaires.
"Mon rapport au spectateur, c'est toujours la volonté de le prendre dans mes bras."
- On a ouvert notre numéro de l'hiver par ce mot d'ordre : vive les arts vivants ! On défend notamment l'idée qu'il faut aller voir les spectacles en salle parce qu'il s'y passe autre chose que sur Netflix. Comment as-tu abordé cette question en produisant un spectacle en plein air ?
J'ai un rapport particulier à la salle, parce que je n'aime pas le quatrième mur. Dans chacun de mes spectacles, j'essaie de produire une espèce de communauté éphémère entre la scène et le public, de retrouver du vivant. J'ai aussi une volonté de rouvrir ces scènes et mes spectacles à des gens qui n'en ont pas forcément l'habitude. Quand j'ai appréhendé ces cérémonies, j'ai eu la même approche, en me disant qu'il fallait que j'arrive à avoir le plus large éventail pour inclure tout le monde. Et d'ailleurs, ma petite victoire c'était de pouvoir citer Molière dans la chanson de Charles Aznavour qu'on a proposée à Aya Nakamura, qui est aujourd'hui reprise par plein de jeunes qui ne l'avaient peut-être pas lu ou pensaient que c'était chiant. Mon rapport au spectateur, c'est toujours la volonté de le prendre dans mes bras, avec moi. Après, qu'il aime ou qu'il n'aime pas, c'est sa question.
- Quel message as-tu à faire passer aux malheureux qui vont devoir organiser les Jeux olympiques de Los Angeles 2028… sous Donald Trump ?
Je suis assez bien placé pour savoir à quel point c'est difficile d'organiser des cérémonies, donc je leur souhaite déjà toute la force et la créativité nécessaires. Mais je ne me fais pas trop de souci, c'est quand même L.A., les rois du spectacle ! Sur le plan politique, on sera à la fin du mandat de Trump, donc ce sera intéressant justement de voir quelle Amérique on va entendre, comment elle va réagir à ces quatre années. Est-ce que les États-Unis vont renvoyer au monde un autre message que celui qu'ils nous envoient en ce moment, qui est… déroutant ? On se croirait dans un épisode de Black Mirror !
- Et toi, sais-tu déjà ce que tu vas faire ensuite ou c'est toujours une page blanche ?
Ça reste une grande réflexion, et je veux prendre le temps de la mener. Je ne veux pas uniquement retourner dans la salle comme dans ma vie d'avant. Mais ce n'est pas une question de taille de projet, pas du tout. C'est plutôt sur les impacts. Tous les jours dans la rue, on m'arrête pour me remercier et pour me demander : "Comment on fait ?" Je suis assez désarçonné parce que j'aimerais bien avoir la réponse. Je veux y réfléchir. Je ne pense pas que ça passera par l'action politique au sens qu'on connaît. Ce sera par la culture, c'est certain, c'est un territoire qu'il faut reconquérir car pour moi c'est l'outil qui fait société. Il faut que je réfléchisse à comment je peux mener mon action aujourd'hui.
- Beaucoup de jeunes ont sans doute été inspirés par tes spectacles ; toi, tu te souviens de ta première émotion devant un spectacle vivant, ou de ce qui t'a donné envie d'en faire ?
Je me souviens d'avoir vu avec d'autres enfants un spectacle de théâtre d'ombres qui s'appelait Le Petit Poisson noir. J'étais très petit donc je me souviens d'un truc très flou, et un peu perturbant, mais je aussi d'avoir aimé ça. Et après, il y a eu dans ma vie – merci – une professeure de français. Un jour, elle me fait lire à voix haute un extrait du Médecin malgré lui de Molière et, tout à coup, ça fait rire mes camarades. Mais ce n'est pas le rire habituel de moquerie ou de harcèlement, c'est un rire qui dit : "Hé, mais c'est super ce qu'il fait !" Plus tard, au lycée, j'ai vu La Dispute de Marivaux adaptée en diptyque par Nordey et là, j'ai eu l'impression d'être éveillé à mon intelligence. Je me suis senti présent, vivant, ça m'a mis en ébullition. Cette émotion-là, j'ai toujours voulu la retransmettre dans mes spectacles. Aux jeunes, je leur dis simplement une chose : faites ! Le théâtre, ça ne coûte rien – même si ce n'est pas pour autant qu'il ne faut pas le subventionner : quelqu'un écoute et regarde, quelqu'un d'autre dit.
- Si tu devais n'en choisir qu'un, quel souvenir garderais-tu de toute cette aventure ?
L'ouverture du rideau, le nuage bleu-blanc-rouge au-dessus du pont d'Austerlitz. Ce jour-là il pleuvait, mais il n'y avait pas de vent donc le nuage est resté avant de se dissiper, majestueux. Ça m'avait beaucoup ému, d'autant plus que c'était le premier vrai effet spectaculaire. Pour moi, c'était l'émotion de la France.
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