[Naissance de nos assos 4/5] Au milieu des années 1970 sont rassemblés les ingrédients pour faire émerger l’association cuir-moto-moustache qui deviendra symbole de la culture LGBT. Plongée dans un monde né bien avant les kinks et les applis.
Entre le diable et l’ange, les deux premières associations LGBT qui existent encore aujourd’hui en France sont d’un côté David et Jonathan, association gay et catholique née en 1972, et de l’autre l’ASMF, association gay branchée cuir et sadomasochisme née en 1975. ASMF, c’est pour Association sportive motocycliste de France. Les initiales SM, qui forment le cœur de l'anagramme, porteront bien sûr un autre sens pour ses pratiquants…
Pour être tout à fait juste, avant même 1975 et l’ASMF, il y avait eu le Boy’s Cuir, premier club SM gay de France fondé par Jean-Pierre Fouque, propriétaire d’une boutique à Marseille. “Jean-Pierre Fouque vendait des vêtements en cuir et d’autres accessoires. Dans les années 1970, il avait tellement de clients (c'était le seul distributeur en France) qu’il eut l’idée de rassembler ceux qui aimaient le cuir, la moto ou le caoutchouc dans un groupement d’amis où les gens qui avaient les mêmes goûts pouvaient échanger leurs idées et leurs fantasmes”, peut-on lire dans Le livre des 20 ans de l’ASMF, écrit en 1995 par un certain Donald Germain et dans lequel l’auteur avait recueilli la parole des fondateurs de l'asso. De ce premier club va émerger la structure SMF, pour Sport moto France. Mais “il était difficile de distinguer les comptes de l’association de ceux de son entreprise”, précise diplomatiquement le texte. L’association S.M.F sera vite liquidée pour donner naissance à l’ASMF à Paris, qui dépose ses statuts le 23 septembre 1975.
Militaires et clubs cuir
“Ce n’est pas par hasard que le premier club cuir gay se soit crée à Marseille”, analyse Hugues Fischer, vice-président de l’ASMF, qui a connu les premiers membres de l’association. Ce goût pour le cuir aurait été transmis par le passage des soldats américains avec leurs uniformes, débarqués en masse dans la cité phocéenne pendant la Seconde Guerre mondiale, puis la culture virile des vétérans restés sur place. Hugues Fischer estime que “beaucoup de gens qui parlent de l’histoire du mouvement gay cuir dans le monde se rendent compte qu’il existait des pratiques entre des militaires gays pendant la Seconde Guerre mondiale, qui se sont prolongées par la suite avec des rencontres, en particulier dans les ports. Tous les grands clubs cuir dans le monde se sont créés dans des ports militaires.”
Alors, pourquoi retient-on plutôt l’ASMF que le SMF comme premier club cuir de France ? Par une injustice toute parisienne, considère Hugues Fischer, moqueur : “C’est toujours la même chose. En France, les choses deviennent officielles quand on crée un truc au niveau de la capitale.” De toute manière, rappelle-t-il, “les plus beaux souvenirs que les vieux membres peuvent raconter, ça a été des trucs qui étaient organisés à la campagne”. Voilà pour la grande histoire. Pour la petite, “l’ASMF, c’est un truc qui est constitué d’un certain nombre d’ingrédients qui, une fois réunis, créent la situation idéale pour passer à une relation de type SM. Dans ces ingrédients-là, t’as des trucs comme le cuir, la moto, la convivialité, et une certaine image de clubs fermés, de discrétion. En mettant tout ça dans le même pot et en le faisant cuir(e), il en sort une sexualité SM, résume à merveille Hugues Fischer. Quand on a un club, on a l’adresse des mecs, on a leur tendance, on a des réponses à tout un tas de questions que l’on pose.”
L’association a été fondée “parce qu’on voulait regrouper les personnes qui avaient les mêmes tendances cuir/SM”. Or évidemment, et surtout à l’époque, “c’est pas tout le monde qui les a. Jadis on faisait plutôt ça dans le privé, où y’avait des garçons qui avaient une maison de campagne. Équipés, attachés, on pouvait faire un tas de choses, vous voyez”, en rit encore Jacques, 86 ans, qui fait partie des membres fondateurs. Sans appeler cela fétichisme, les amateurs de cuir appréciaient cette matière pour le contact sur leur peau, mais aussi parce que c’était pour eux un signe de ralliement. “Le dress code, c’est plus subtile que ça en réalité, c’est un filtrage. On regarde la gueule des gens”, décortique Hugues Fischer. Filtrage qui permet aux amateurs de SM de se reconnaître plus facilement entre eux dans les lieux de plaisir. Surtout que dans les années soixante-dix, l’homosexualité reste confidentielle, encore plus pour les amateurs de SM : “D’une manière générale, il y a encore tout le poids de la discrétion de l’homosexualité, voire d’une éventuelle répression qui peut exister.”
Confidentialité et solidarité
Une double rareté des goûts et des plaisirs qui provoquait une solidarité entre les membres de l’ASMF qui, bien sûr, ne se contentaient pas de rapports virils. Le livre des 20 ans raconte que “l’activité du club fut tout de suite conséquente. Les repas au restaurant 'Les Voûtes' qui servait de lieu de rencontre ont continué tous les jeudis. Ils réunissaient 50 à 60 personnes, la bouffe n’était pas extraordinaire, mais l’ambiance très sympa”. Le terme de convivialité, pour décrire l’époque et les rencontres, revient souvent dans la bouche de Hugues et Jacques.
Du fait de la confidentialité des pratiques, l’ASMF était aussi un lien de transmission. On y apprenait par exemple les limites à ne pas dépasser, les bonnes manières. “Le fait d’avoir une association permettait de régir un petit peu certaines pratiques qui sont spéciales. Ça peut être le piercing, ça peut être le le fouet, ça peut être l’uro…, énumère savamment Jacques. Il suffit pas d’avoir un mec puis d’avoir un fouet et de lui taper dessus. Y’a tout un tas d’autres choses qui entrent en jeu et où on respecte quand même son ‘soumis’ – moi j’étais ‘domi’ et je respectais mon soumis.”
La jeune histoire de l’ASMF, c’est aussi celle du kink avant le kink, du fétichisme et du BDSM avant internet, Scruff et les puppies. “Il faut juste se rendre compte qu'internet c’est la fin des années 90. Comment on faisait avant, pour rencontrer des gens ? Bah dans des lieux de rencontre, souligne Hugues Fischer. La notion de fétichisme, c’est un truc qui est extrêmement récent, c’est les années 2010, avant 2010-2015 on ne parlait pas de fétichisme.”
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Parmi les ingrédients de l’ASMF, on a donc la virilité, le cuir, les bonnes manières, mais il fallait aussi les gros engins. “On pense qu’un mec qui est sur une moto a une certaine virilité”, considère Jacques, qui a eu cinq motos dans sa vie. “Le SM de ASMF pour sport motocycliste, ça tombe juste bien mais il y a, quand même, un rapport direct entre le club et la moto. Toute l’image des mecs de l’époque tourne beaucoup autour de ça, de l’exacerbation d’une certaine virilité, ajoute Hugues. Au début des années 1980, devant le Keller, t’as toute une rangée de Harley Davidson.” Même si pour des questions de moyens, “tout le monde ne pouvait pas avoir un blouson de cuir ni une moto, c’est évident.”
Keller & Sling
Il y a presque cinquante ans, le Keller, bar et club historique qui existe encore dans le 11e arrondissement de Paris, était le lieu favori des membres cuir-moustache. “Il y a une espèce de parallèle entre ASMF et le Keller dans la mesure où c’est toujours un peu les mêmes qui en faisaient partie. L’ASMF avait un côté un peu institutionnel : on crée une association, avec des statuts, des machins, et puis de l’autre côté, le Keller c’était un lieu commercial”, raconte Hugues. "Alors évidemment, c’était un truc pas comme maintenant, c’était un truc un peu crado", rit Jacques.
Jacques fondera plus tard le Sling, “le premier bar ouvert l’après-midi, à 17h. On acceptait les femmes jusqu’à 21h. On pouvait venir avec une copine. Et après 21h, c’était uniquement garçons.” Là-bas, “on a eu des ennuis avec la police parce que c’était légal sans trop l’être”… On craignait encore en effet l’arbitraire de la police : “On était soi-disant responsables des bruits dans la rue, accusés de gêner le quartier alors qu’il y avait un bar à 50m depuis lequel on entendait de la musique.” Arbitraire qui mettait en danger la pérennité du lieu, et les activités des amateurs de SM : “On a eu les avis de fermeture… Quand un bar reçoit un avis de fermeture, 15 jours après il n'a pas récupéré toute sa clientèle, ça fout par terre ses finances.” Pourtant, “en France, l’heure était à la libération des mœurs. La censure et la pression sociale se faisaient moins pesantes. À Paris, on assista à la sortie de 'Hommes entre eux', premier film homo français en salle. Il était projeté au cinéma 'Hollywood' dirigé par René Château”, retrace le livre écrit vingt ans plus tard, soulignant la tendance de fond qui portait l’association florissante : “L’ASMF profita sûrement de ce mouvement général. Un an après sa création, le club comptait déjà plus de 120 membres.”
La création de l’ASMF est concomitante à celle d’autres associations moto-cuir-SM en Europe. Pour participer à cette effervescence et se rassembler autour de plaisirs finalement pas si rares à l’échelle du continent, l’association rejoint rapidement l’ECMC (European Confederation of Motorcycle Clubs) qui met en rapport les associations du même type pour des meetings internationaux. Jacques se souvient : “Nous connaissions des clubs cuir à Amsterdam, à Londres etc, et on s’organisait pour partir en voiture avec trois ou quatre copains pour assister à des meetings qu’ils organisaient.” Le livre de 1995 précise ainsi que “Jean-Claude Sarre, qui parlait parfaitement l’anglais, et son ami Jacques Guet, ne manquaient jamais un meeting en Europe”. Le doyen de l’ASMF se rappelle encore que pendant ces événements, “le soir, on pouvait avoir 500 ou 600 personnes rassemblées. C’était plus facile à Hambourg ou des endroits comme ça parce qu’ils ont des entrepôts.”
“L’année 1977, celle du jubilé de la reine d’Angleterre, ne pouvait pas se passer sans qu’une délégation de l’A.S.M.F. se déplace à Londres, raconte encore le livre. Pour la petite histoire, le doyen de l’A.S.M.F. perdit son dentier dans la backroom au cours de la soirée. Il ne le retrouva qu’au petit matin ! De retour à Paris, l’histoire fit le tour de la capitale et nombreux sont ceux qui en rient encore.” Une ambiance conviviale, bon enfant, où l’on se soumettait semble-t-il d'abord à la camaraderie, et où dominait la bonne humeur. De quoi laisser des souvenirs émus à Jacques : “Je n’ai plus personne maintenant. Ils sont tous décédés. J’ai eu la chance d’arriver à 86 ans.”
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Crédits photos : L'ASMF en 40 ans d’affiches, édition de l'ASMF