De la couleur, des paillettes et de la dentelle : voilà ce qu’il faut pour bousculer la masculinité toxique. Dans les club, on enfile des strings, des bodys et des crop-tops, parce qu’un homme sera toujours plus beau en déshabillé.
“Quand tu marches dans la rue avec un string sous tes vêtements, tu sais que tu gardes un petit secret, nous confie, amusé, l’ancien acteur X François Sagat, grand fan de cet accessoire minimaliste, qu’il soit en coton, en Lycra ou en dentelle. Tu es conscient que tu as une petite fantaisie. Les autres ne le savent pas, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver…” Force est de constater que le “petit secret” est en passe de devenir un phénomène de société, dépassant le seul cadre de la mode. En avril, même le très sérieux New York Times s’est fendu d’une enquête : la lingerie dite féminine fait un carton chez les hommes, hétéros comme homos.
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Lingerie sociale et politique
“On joue toujours lorsqu’on s’habille : c’est un jeu social, politique, explique Alexandre Samson, responsable des départements haute couture et mode contemporaine du palais Galliera, le musée de la Mode de la ville de Paris. Mais le sous-vêtement féminin est-il d’apparat, d’image – en gros pour Grindr et Instagram –, ou est-il pratique ?” Et de naviguer entre l’intime et le public, entre les fantasmes que l’on garde pour soi, ceux que l’on partage dans des lieux de sexe et de convivialité, et les différentes mises en scène de nos personnalités affichées seulement sur les réseaux sociaux. Sébastien, 44 ans, fait un lien entre son trip dentelle et son “côté exhib’”. “Ce qui me plaît avec la dentelle, c’est que tout est à la fois caché mais visible, raconte-t-il. Je montre mes fesses sans les mettre à nu. À la dernière Garçon sauvage (soirée électro-queer lyonnaise), j’étais habillé tout en dentelle, et l’on m’a félicité pour mes escarpins de 12 cm. ” Mais Sébastien, plutôt fétichiste des porte-chaussettes et des cravates, n’envisage pas d’intégrer la lingerie à ses plans cul.
À l’inverse d’Esteban, qui, lui, l’associe totalement à ses jeux sexuels : “Ça a démarré il y a environ sept ans, avec mon copain de l’époque, se souvient le jeune homme de 31 ans. J’avais le fantasme de le voir porter des strings. Ce qui est drôle c’est que, le premier qu’il a mis, il l’avait piqué dans la commode de sa mère ! De mon côté, je n’assumais pas trop, mais j’avais moi aussi envie d’en porter. Le premier confinement, en 2020, m’a permis de sauter le pas et de prendre le temps d’explorer ma sexualité. J’ai commandé des godes en ligne, des strings…” Esteban est aussi friand de bas résille et de porte-jarretelles, mais ne se voit pas du tout s’afficher avec. “Quand j’en porte, je me sens chatte, lance-t-il en riant. Il y a un côté transgressif. Quand tu transgresses et que cela plaît, que tu réveilles les fantasmes de ton partenaire, tu entres un peu dans son inconscient. C’est plaisant, et tu ressens une certaine fierté.”
De la lingerie pour hommes séduit la mode
Aujourd’hui, l’offre en lingerie pour hommes s’est considérablement élargie et a gagné en accessibilité. “Avant, on était dans le travestissement, explique François Sagat. On empruntait pour le fun des soutifs ou des culottes dans les rayons femmes, et ça ne nous allait pas forcément. Mais, depuis une dizaine d’années, des jeunes designers ont adapté la lingerie à la morphologie des hommes. J’ai plein de pièces en dentelle, comme des brassières qui épousent les pecs mais ne sont pas faites pour des seins de femme.” On peut ainsi remercier les Français Ludovic de Saint Sernin ou Louis Gabriel Nouchi, mais aussi des labels online comme Exterface, Leak NYC ou Effenberger Couture qui proposent des réinterprétations du body-string et d’autres pièces ultra-sexy en y apportant souvent une touche sportswear.
“Ce renouveau interroge le genre, analyse Alexandre Samson. Dans le milieu gay, la masculinité peut parfois être violente. Adopter des codes dits féminins demeure une prise de risques pour ceux qui s’y adonnent. On connaît le regard que les homosexuels se portent entre eux, empreint de désir, mais aussi parfois de dégoût, avec beaucoup de rejet de certains corps et de certaines pratiques. Personnellement, au sortir des confinements, j’ai ressenti une volonté d’affirmation dans le style, notamment chez les plus jeunes. Moi-même, je me suis mis à porter dans la rue les Tabi de Margiela, qui ont des talons de 8 cm. Et comme je n’aimais pas le modèle pour hommes, un ami m’a offert celui pour femmes. Je me suis dit : « Maintenant, on assume ! »
Lingerie, jour et nuit
Ce besoin de lâcher-prise, le créateur du compte Instagram @lamourcesoir l’a également observé. Depuis l’été 2019, A. (qui souhaite rester anonyme) recense, à la manière d’un Loïc Prigent de la night, des “phrases entendues après 20h50” dans les nuits underground LGBTQI+ les plus folles (Scorpio, collectif Aïe…) et les poste accompagnées d’une photo de lingerie. “Selon moi, cette tendance de la lingerie fait partie intégrante de la montée en puissance de l’esthétique queer dans la société en général, et dans nos communautés en particulier, estime-t-il.
On assiste à une ringardisation de plus en plus importante du « masc for masc », mais aussi de la panoplie combinant short noir, débardeur noir et attitude « je fais la gueule » d’un certain clubbing berlinois. De plus, clubbing rime avec sexe, et la lingerie entre parfaitement dans ce cadre. Il y a des love rooms dans quasiment toutes les soirées, même dans les fêtes technos qui se déroulent dans des hangars, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Elles mettent désormais en avant des messages d’inclusivité sur l’importance d’avoir des espaces safe, sans discriminations.”
Empowerment de la lingerie
Pour mesurer le chemin parcouru, l’artiste contemporain 2Fik livre cette anecdote : “C’était en 2008, lors d’une soirée 100 % gay, à Paris. Je portais une grosse barbe ainsi qu’un maillot de bain femme Azzaro bleu turquoise hyper échancré, avec un diamant Swarovski incrusté au milieu. Même si quelques personnes avaient perçu le côté camp de ma démarche, j’avais reçu une avalanche de réactions négatives : « Qu’est-ce que tu fous là ? », « Tu n’es pas à la bonne soirée ! » Un mec m’avait mis un doigt dans le cul en me lançant : “T’as vu comme t’es habillé, tu le cherches.” Je me suis énervé au point qu’il a fallu me calmer. Et, le pire, c’est que lui était habillé en jockstrap et en harnais, donc pas plus couvert que moi ! Parce que je portais quelque chose de féminin, il considérait qu’il pouvait disposer de mon corps, que mon consentement ne comptait pas.” Une telle situation pourrait-elle se reproduire de nos jours ? “Beaucoup moins, juge l’artiste. Maintenant, on parle du genre différemment. À cette époque, on était encore dans une logique homme-femme très binaire. Les questions liées aux personnes non-binaires, aux gender fluid, n’étaient pas aussi présentes dans le débat public.”
Cependant, 2Fik aussi a dû se défaire de certains schémas bien ancrés. Au départ, il réservait la lingerie aux personnages féminins qu’il créait dans le cadre de son travail artistique, très axé sur la déconstruction des stéréotypes. Puis, un jour, son boyfriend lui confie que cela lui va bien et lui donne très envie de lui faire l’amour. “Mon premier réflexe a été de dire non, se souvient 2Fik. Comme si ma masculinité avait été mise à mal. Cela m’a fait prendre conscience de cette programmation sociale et psychologique présente dans la culture arabo-musulmane, où tout ce qui est féminin n’est pas censé être pour les hommes et est considéré comme faible et vulnérable. Désormais, pour moi, porter de la lingerie dans ma vie privée est devenu politique. Le simple fait de faire quelque chose qu’on a envie de faire sans tenir compte des avis des autres, c’est de l’empowerment. Et puis cela crée une nouvelle porte d’entrée vers le plaisir, le corps, le jeu avec les genres. Des cuisses de rugbymen avec un body en dentelle, je vote pour ! Sorry not sorry.”
Queer et futuriste
La question générationnelle apparaît ici comme centrale. Jérémie Lapeyre, 41 ans, DJ et programmateur clubbing du Klub, à Paris, l’a constaté : “À une époque, c’était important d’affirmer entre nous notre masculinité. C’était une façon de se dire « ok, on peut être pédés, faire du cul, la fête ensemble, et être des mecs ».” Avec des soirées comme Lolita, Powerpouf ou encore Frivole de nuit, au public très jeune, où l’hyper pop acidulée aux voix pitchées à 160 bpm côtoie le gabber ou la trance, on est dans une démarche post-genre plus ou moins assumée. “ Non seulement la lingerie est remixée, mais aussi toute la garde-robe dite féminine. C’est queer et futuriste”, observe Jérémie. “Je n’ai que 25 ans, mais je suis quand même impressionné par cette évolution si rapide chez les plus jeunes, explique Kamaji, DJ et cofondateur de Frivole de nuit. Les questions de genre, la déconstruction de la masculinité, sans pour autant la dénigrer, sont des préoccupations majeures pour les très jeunes queers, mais aussi pour les jeunes hétéros.” Alors que les générations précédentes vivent encore avec, en tête, le stigmate du travesti torturé et forcément lié à la maladie mentale ou à la déviance, les millennials biberonnent à Euphoria et à RuPaul’s Drag Race, dont les stars balancent des messages d’affirmation de soi d’une puissance inouïe. “Cela créé des images collectives où le genre est désagrégé, objectivé, performé, et plus seulement quelque chose qui nous est imposé, considère Jérémie. Les vagues MeToo et féministes ont aussi une résonance chez les mecs pédés. Cela participe de la déconstruction du genre.”
Le phénomène du moment aurait-il donc vocation à durer ? “« Frivole de nuit », c’est le titre d’une chanson sur une rupture amoureuse chantée par Laurie Destal dans les années 1980, explique Kamaji. On la réinterprète comme une rupture avec l’hétéronormativité, quand on en a marre de la morbidité du jour et qu’on se réfugie dans la frivolité de la nuit pour exprimer pleinement son identité. La fête permet cela, mais ce serait bien qu’on puisse conquérir d’autres espaces dans la société. Il y a encore du travail à faire.” Esteban, lui, est plus optimiste : “Je ne sais pas si ce changement esthétique témoigne d’une évolution des consciences, mais je pense que le vêtement va de moins en moins être considéré comme le témoin d’une catégorie, d’une case.” Et l’on n’entendra plus personne prétendre qu’un body en dentelle, c’est réservé aux femmes.
Crédit photo : @lamourcesoir
