L'actrice interprète une mère lesbienne dans La Dérive des continents, le nouveau film de Lionel Baier. Une thématique qui résonne avec son histoire personnelle, elle qui avait raconté dans son livre Les Rêveurs le coming out tardif de son père. Entretien.
Dans le nouveau film du réalisateur suisse Lionel Baier, La Dérive des continents (au sud) qui sort au cinéma ce mercredi 24 août, elle est Nathalie, une fonctionnaire européenne qui vit à fond le couple franco-allemand avec sa compagne Ute et va retrouver sur le terrain son fils, devenu un jeune activiste. Cette comédie originale donne l’occasion à la comédienne française d’incarner un personnage signifiant puisqu’elle évoquait dans son premier roman, Les Rêveurs, l’homosexualité de son père…
Qu’est-ce qui vous a séduit dans le personnage de Nathalie, cette fonctionnaire européenne un peu "techno" ?
Isabelle Carré : C’est une femme libre et c’est sa liberté que j’ai trouvée très inspirante. Ce personnage a aussi beaucoup interrogé ma façon d’être mère, parce qu’elle est cette mère qui a décidé de partir vivre avec une femme et qui a rompu avec son fils, sans qu’on explique vraiment pourquoi. On comprend lors de leurs merveilleuses retrouvailles qu’il y a eu un différend, une incompréhension, qu’il y a un dossier entre eux. Cela m’a questionnée sur ma liberté de mère, sur ce que je m’autorisais ou pas, et comme je suis très à l’affût de tout pour faire au mieux avec mes enfants, cela m’a amenée à réfléchir. Évidemment, et j’ai envie de vous en parler, ce personnage a aussi beaucoup résonné par rapport à mon histoire. C’est d’ailleurs pour ça que Lionel Baier m’a contactée après avoir lu Les Rêveurs, où je racontais l’homosexualité de mon père et la difficulté que cela représentait pour lui de nous en parler alors que j’avais 14 ans. Mon père fait partie de cette génération des Invisibles, immortalisée par le film très touchant de Sébastien Lifshitz dans lequel j’ai reconnu la façon dont mon père pouvait assumer, avoir du mal à assumer ou questionnait mon regard. Il y a aussi cette notion de culpabilité très forte qu’il ressentait.
Interpréter ce personnage de Nathalie, mère et lesbienne, c’est donc pour vous une façon de boucler une boucle ?
Quand j’étais adolescente je n’ai pas vécu cette révélation comme un choc mais je me suis juste dit "Enfin !". Enfin le calque était au bon endroit sur le dessin, je comprenais enfin des choses qui m’avaient paru floues et mystérieuses. Il y avait un savoir inconscient, il y avait plein de signes qui nous avaient dit les choses alors qu’on ne s’autorisait pas à les penser. Donc c’était un soulagement et j’étais heureuse pour lui. Cela n’a jamais été une difficulté pour moi, la seule difficulté a été de connaître sa souffrance d’avant. Pour moi être homosexuel, c’est comme être blond ou brun, petit ou grand. J’ai été très surprise, au moment de la sortie des Rêveurs, de voir les gros titres de journaux people "Le père d’Isabelle Carré est homosexuel", cela m’a choquée car c’était un non-événement. L’événement, pour moi, ça a été de comprendre les choses quand j’étais adolescente. Un coming out ce n’est pas un événement, c’est dire qui on est, cela ne devrait pas être un gros titre de journal sauf quand c’est une volonté pour quelqu’un de connu, de représentatif d’une communauté.
Pour répondre plus précisément à votre question, jouer ce personnage de Nathalie, c’était très émouvant pour moi parce que j’avais la possibilité de faire partager une expérience et ça, c’est passionnant. Il ne s’agit pas de raconter ma vie, ce n’était pas non plus ce que je faisais dans Les Rêveurs puisque c’était un roman et que tout était transposé, je ne voulais pas écrire un récit mais juste raconter une histoire. Lionel Baier, qui est très délicat et attentionné, a un peu hésité à me proposer le rôle parce qu’il a eu peur que, pour moi, il y ait trop de résonances avec mon histoire. Je lui ai tout de suite dit "Au contraire" ! C’est ma passion de partir de points de vérité pour raconter une histoire, de partir de soi pour réinventer autre chose, partir ailleurs. J’avais notamment très envie de cette scène d’amour entre femmes, de cette scène de peau.
Qu’est-ce qui vous avait donné envie d’écrire ce premier roman ?
Une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce roman, c’est que j’avais été très touchée par ces manifestations "un papa, une maman" qui m’ont comme percutée parce qu’en réalité, dans ces manifestations, l’idée n’était pas de s’opposer au mariage mais de s’opposer à ce que les homosexuels aient des enfants. Notamment sous prétexte que les enfants d’homosexuels pourraient être malheureux à cause du regard de la société… Dans ce cas-là, c’est le regard qu’il faut changer et tout ira bien. Dans le livre de Christophe Honoré, Ton Père, que j’adore, il dit très bien que les enfants d’homos ne sont pas représentés, notamment au cinéma. Après mon livre, une jeune femme est venue me remercier d’avoir été la première personnalité publique française à évoquer le sujet, je ne m’en étais pas rendue compte et d’ailleurs, j’en doute encore !
Quel est votre rapport à la culture LGBT+ ?
Avant tout je suis très fan d’Alison Bechdel, j’aurais adoré adapter Fun Home au théâtre. Je n’ai pas réussi à avoir les droits mais je vais réessayer ! Et j’ai un souvenir très fort, adolescente, d’une nuit gay sur Canal+ pendant laquelle j’ai découvert un film qui m’avait bouleversée sur une femme lesbienne qui avait une famille et se faisait virer de l’armée. C’était avec Glenn Close dans le rôle principal (Les Galons du silence, 1995, adapté de l’histoire de Margarethe Cammermeyer, ndlr).
Pour revenir au film, l’un des points forts ce sont ces retrouvailles entre une mère, très ancrée dans une forme d’establishment européen et son fils, activiste en révolte…
Oui, et ce qui est très intéressant c’est qu’ils vont se modifier l’un l’autre malgré ce passé entre eux, qui est une valise que chacun porte. Ces retrouvailles lui sont offertes comme sur un plateau, elle va tout faire pour saisir l'occasion même si elle va parfois en faire un peu trop. Ce qui est beau, c’est de voir que l’amour est toujours là. Et c’était un enchantement de travailler avec Théodore Pellerin qui est un acteur bluffant, il peut tout exprimer, il peut être révolté et tête-à-claque puis, l’instant d’après, extrêmement touchant. Il a une puissance effrayante, il me fait penser à Grégory Gadebois, il peut être à la fois enfantin et monstrueux ! Par rapport à l’Europe, aux réfugiés, ils expriment deux points de vue différents significatifs des débats actuels.
Vous vous sentez militante au quotidien ?
Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être mais j’ai trop de respect pour les gens qui le sont vraiment et qui sont sur le terrain. Quand je fais des films qu’on dit "engagés" ou que je prends la parole au sujet de MeToo, quand j’étais présidente des Molière, je fais ce que j’ai à faire mais je ne suis pas dans une même militance que les gens qui sont tous les jours dans les camps de migrants et qui peuvent mettre leur vie en jeu, leur famille de côté. Ils sont admirables, moi je fais ce que je peux où je peux. Un film comme celui-là, la fiction en général qui permet une identification aux personnages à des personnes qui sont loin de la réalité décrite, c’est une façon un peu plus souterraine de s’engager, de faire bouger les lignes. Mais, en haut de la pyramide, ce sont ceux qui mouillent leur chemise et c’est vraiment autre chose. J’apporte ma pierre avec les convictions qui sont les miennes, et je suis heureuse quand on me fait des propositions comme ce film ou Marie Heurtin (Jean-Pierre Améris, 2014, ndlr) qui m’a permis de découvrir la langue des signes et la culture des personnes sourdes, ou quand j’ai l’occasion de tourner dans la jungle de Calais (Maman est folle, téléfilm de Jean-Pierre Améris, 2007, ndlr). Quand on parle avec les gens, quand on entend leurs histoires, quand on voit la détresse dans leur regard, c’est autre chose que de voir un reportage à la télévision, et c’est tout le sujet de La Dérive des continents.
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Crédit photo : BANDITA-LOSANGE