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histoire"La Nuit en bleu" ou la folle histoire du cabaret Michou

Par Stéphanie Gatignol le 08/11/2022
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Il y a 65 ans, à Montmartre, Michel Catty jetait les bases du cabaret temple de la revue transformiste. Richement documenté, La Nuit en bleu retrace le rêve de Michou, soulignant ce que lui doit la communauté LGBT+. 

Lorsque Ionesco fut élu à l'Académie française, le 22 janvier 1970, c’est chez Michou qu’il réserva une table pour fêter l’événement. Le gamin qui aimait se travestir avec les vieux rideaux de sa grand-mère imaginait-il, un jour, divertir un collège d’académiciens ? Hautement improbable et pourtant… "Fer de lance du réveil de Montmartre dans les années 50, il a beaucoup intrigué. La mécène Marie-Laure de Noailles l’a reçu dans son hôtel particulier. Sagan venait au cabaret avec Jacques Chazot ; Annabelle Buffet a fait des pieds et des mains pour y être imitée." Des anecdotes comme celles-ci, François Soustre et Sylvain Dufour en ont plein la besace. Co-auteurs de La Nuit en bleu (Cherche-Midi), ils y rappellent que Jean Poiret s’inspira de Michou pour créer sa pièce La Cage aux Folles et lui proposa même de jouer le rôle-titre. L’intéressé déclina – impossible de déserter son fief le soir ! – mais Michel Serrault apprit dans son établissement la gestuelle et le maquillage pour composer sa Zaza Napoli. Quant à Claude Lelouch, venu tourner des scènes de La Bonne Année, il avait averti : le propriétaire ne toucherait "pas une thune", mais il s’offrirait "une pub extraordinaire". À en juger par la brochette de peoples et de politiques qui ont paraphé les livres d’or du cabaret, ce n’était pas du cinéma. 

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Pour retracer la saga du mouchoir de poche auquel Michel Cathy (1931-2020) a scellé son destin à l'âge de 25 ans, François Soustre aime attaquer par une pirouette : "Le poète Bernard Dimey disait que la première robe que Michou avait eu l’insolence de porter était une petite soutane rouge d’enfant de chœur. Entre l’église et le cabaret, il n’y avait qu’un pas !" Et quelques sinuosités… Débarqué d’Amiens à Paris en 1949, le blondinet débute comme garçon à tout faire dans un restaurant des Halles. Au début des années 50, il vit en partie de ses charmes autour de la place Blanche où le Liberty’s Bar de Gaston Baheux attire le Tout-Paris. Figure du milieu artistique et homosexuel, le "Tonton de Montmartre" doit à ses dons d’animateur et à un concept original sa réussite éclatante. Dans son cabaret, les serveurs, les cuisiniers participent au spectacle. Michou aura bientôt l’occasion de s’en inspirer…

Un bouge, trois zigotos et un "mini-spectacle"

En 1956, la gérante de Chez Madame Untel lui propose d’assurer sa relève. Avec sa devanture défraîchie, ses murs crasseux, le bar de nuit tient plus du bouge que du pari sur l’avenir, mais notre provincial y voit une opportunité. Fort de 2.500 francs prêtés par un ami et de l’expérience de Denise, un personnage du quartier qui l’a pris sous son aile, il lessive le 80, rue des Martyrs et en rouvre les portes le 13 juillet. Ambiance, plonge, animation, cuisine… Michou se démène, mais l’endroit végète. Transformé en discothèque en 1959, il s’en sort beaucoup mieux : on y croise une clientèle huppée venue s’encanailler, de premières célébrités et même un chihuahua lové entre les seins plantureux de Jayne Mansfield ! 

L’argent, s’il rentre enfin, demeure insuffisant et Michou sait les modes fugaces. Pour durer, il faut se démarquer. Lors de soirées entre amis, le fêtard a constaté que le travestissement favorise un lâcher-prise. Il se souvient de l’interactivité scène-salle qui régnait au Liberty’s et de ce duo tordant que son amie Line Renaud lui a fait découvrir à Vegas, où Les Bernard’s parodiaient les stars américaines en tenues burlesques. Et si un "mini-spectacle" lui réussissait ? Deux potes du quartier, Lucien et Eugène, acceptent de le suivre. Tandis qu’il se métamorphose en Miss Glassex, le garçon de café et l’exploitant de blanchisserie deviennent Phosphatine et la Grande Eugène. "Mais ne vous fiez pas à la légende des copains qui montent sur scène pour s’amuser un soir de Mardi gras en 1968, prévient Sylvain Dufour. Si Michou l’a beaucoup entretenue, elle correspond peu à la réalité."  Car les joyeux lurons ont beaucoup travaillé. "Et le journaliste mondain Edgar Schneider ne s’y trompe pas quand il signe un papier dithyrambique dans Jours de France", complète François Soustre. L’article propulsera le confetti festif vers la gloire. Avant que le futur présentateur du 13 heures, Yves Mourousi, encore jeune chroniqueur à la radio, ne lui serve de caisse de résonance.  

Endroit sûr pour les gays

Sur la plus petite scène de Paname, deux mètres carrés seulement, Michou prête ses traits à France Gall et son popotin à Bardot qu’il parodie quasiment nu, un petit crabe entre les fesses – qu’il revendique "plus belles" que celles de B.B. L’audacieux est-il inquiété pour sa liberté ? "Michou est plutôt bien intégré car la Butte – à l’époque tenue par les Corses – est un milieu interlope et qu’avant lui, Gaston Baheux a ouvert la voie. Tonton l’adoubera, d’ailleurs, comme le nouveau 'roi de Montmartre'", explique François Dufour. Au départ protégé par son "village", le cabaretier y devient vite incontournable. D’Aznavour à Liza Minnelli, de Joséphine Baker à Lauren Baccall, on vient s’amuser dans sa bulle de champagne, lui offrant de faire avancer l’intégration de la communauté LGBT+ sans qu’il l’ait calculé "Ce personnage public a profité de 60 ans de médiatisation pour renvoyer du gay l’image de quelqu’un d’accessible, de très gentil. En côtoyant des stars populaires, il amenait la société des années 70 à admettre que les homos étaient 'fréquentables'", analyse François Soustre. Sylvain Dufour décèle "quelque chose de très paradoxal chez cet homme tout en bleu, très voyant, et qui manifestait une extrême pudeur à parler de sa vieBeaucoup de jeunes homosexuels ont vu en lui une autorisation à s’affirmer. Ce n’est pas forcément ce qu’il cherchait à faire, mais sa personnalité l’a permis." 

Élise, la grand-mère adorée qui l’a en partie élevé, n’a jamais su que Michou était gay. Lorsqu’elle l’a appris, Lucienne, sa mère, ne s’est souciée que de savoir s’il était heureux. Mais il y eut aussi des réflexions déplacées. "Quand il a commencé à travailler à Amiens, son beau-père lui disait qu’il était un homme à porter des souliers vernis, explique François Soustre. En souvenir de cette intolérance, Michou a toujours pris soin de répondre aux gays de province qui lui écrivaient, lui confiaient leur mal-être. Il leur conseillait de briser leurs chaînes, de faire ce dont ils avaient envie. Il les rassurait." Sur ses Michettes qui l’appelaient "maman", le patron veillait avec tendresse et exigence comme une poule sur ses poussins. Depuis le décès de ce sacré numéro, c’est sa nièce, Catherine Jacquart qui tâche de faire rebondir l’établissement tout en respectant son ADN : burlesque, poétique, complice, jamais vulgaire ni moqueur. Un défi, même si les deux co-auteurs estiment que le fief familial a bien d’autres pages à écrire. 

Un effet Drag Race

"Si certains en ont une image poussiéreuse, c’est qu’ils n’y viennent pas !", plaide Sylvain Dufour, persuadé que l’air du temps lui favorable au cabaret. "Partout, le concept est revenu à la mode, l’intérêt pour le maquillage est boosté par les tutos et les jeunes suivent l’émission Drag Race. Les drag queens en compétition doivent relever une épreuve de transformisme et les trentenaires qui débarquent ici sont impressionnés par les performances des Michettes."

Soucieux de valoriser un métier dont le public méconnaît l’exigence, il se félicite d’une trouvaille effectuée pendant ses recherches. En 1979, la photographe Jane Evelyn Atwood prit une centaine de clichés du cabaret. Si ses travaux sur les prostituées de la rue des Lombards, les femmes en prison ou le quotidien d’un malade du sida ont, depuis, assis sa notoriété, la Franco-Américaine de 74 ans n’avait jamais sorti ces pépites de ses archives. Reproduits dans La Nuit en bleu, dix portraits magnifient le travail et le visage des artistes, comme une invitation à redécouvrir la convivialité d’un cocon où la grand-mère d’Ussel peut partager la même table que le couple gay ou la personnalité venue applaudir son double à faux cils. "On dîne les uns à côté des autres, on rigole ; certains jeunes découvrent Annie Girardot ; la Mamie ne connaît pas Hoshi ou Lady Gaga et tout invite à l’échange. Cet endroit parle à la communauté LGBT+, mais il incarne, plus largement le lien social, le vivre-ensemble : des valeurs dont notre époque a vraiment besoin !" Comme d’un fard dans ses nuits blanches…

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