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reportageÀ Taïwan, mouvement LGBT et droits humains se développent dans l'ombre menaçante de la Chine

Par Alice Herait le 02/03/2023
Chih-wei de la Taiwan Tongzhi Hotline

Droit au mariage homo, criminalité basse, communauté active… À Taïwan, à condition de se faire accepter par leur famille, les personnes LGBT+ vivent dans un environnement favorable. Du moins, tant que les ambitions de la Chine de Xi Jinping ne sont pas mises en pratique. Un reportage sur place d'Alice Herait, photographie de Naomi Goddard pour têtu·.

Il est 20h ce samedi soir quand les cafés de la place de la Maison rouge commencent doucement à s’éveiller. Nous sommes dans l’ouest de Taipei, capitale de Taïwan, en plein cœur du quartier animé de Ximending. Dès la sortie du métro, un gigantesque drapeau arc-en-ciel peint au sol pointe en direction de ce grand bâtiment, issu de l’époque japonaise. En se dirigeant derrière la Maison rouge, on trouve des bars, des cafés, des salons de massages et des boutiques destinées à un public LGBT+.  

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Nous retrouvons Ron au café Dalida. D’un tempérament plutôt posé, il privilégie généralement les endroits calmes. "Je ne bois jamais d’alcool", précise-t-il. Ce soir, il a fait une exception et a pris soin de mobiliser ses potes pour nous parler de ce lieu, unique en Asie. "C’est ça, l’hospitalité taïwanaise !" lance-t-il. "On apprécie la densité et la mixité du lieu", commentent Seu, 44 ans, et Bobo, 33 ans, ensemble depuis six ans et habitués du quartier. Après quelques verres, leurs soirées se terminent généralement à deux pas d’ici, chez Commander D., un lieu underground et BDSM. "Si tu veux boire du bon alcool, il faut plutôt aller dans les quartiers Est !" signale Ken, un verre de thé à la main. Lui est le patron du P.S I love you, un bar branché où l’on sert de la cuisine fusion et des cocktails originaux, loin du traditionnel quartier gay. "Il y a de tout à Taipei : bears, fétichistes, plutôt pour les jeunes, plutôt pour les vieux, pour les tomboys, des shows de drag queens… mais tout le monde est accepté partout", complète Mok, 39 ans. 

L’inclusivité, c’est peut-être ce qui décrirait au mieux l’esprit des communautés LGBT+ à Taïwan. Les cafés du quartier se déversent sur de longues terrasses où se retrouvent étudiants, jeunes actifs et touristes, du moins quand le covid ne vient pas fermer les portes de cette île de 24 millions d’habitants. "À Taipei, on a peu de cafés qui donnent sur l’extérieur", signale Seu. Les premières échoppes de la place ont ouvert en 2005, et ont contribué à la visibilité des personnes LGBT+. Le lieu a également une grande valeur symbolique, car dans les années 1980, la Maison rouge était un cinéma très fréquenté par les couples gays. "Ils venaient s’y tenir la main et passer un moment d’intimité, car à l’extérieur, c’était impossible", retrace Ron. Si aujourd’hui le pays peut se vanter d’être un phare des mouvements LGBT+ en Asie, y vivre ouvertement son homosexualité était impensable il y a seulement vingt ans. 

De la répression au mariage gay

C’est à cette époque que Ron, 44 ans, a commencé à militer. Il raconte son déclic : "Ça devait être en 1999. Je me souviens être assis dans un café, et, à travers la vitre, j’aperçois un homme attraper discrètement la main de son compagnon. Alors que quelqu’un passe en vélo derrière eux, le couple se lâche soudainement. Ça m’a rendu triste et en colère, mais je n’imaginais pas une seconde que dans moins de vingt ans, les couples de même sexe se tiendraient ouvertement la main dans la rue." Dans les années 1990, Taïwan sort d’une longue période de loi martiale, durant laquelle les arrestations des personnes LGBT+ pour "atteintes aux mœurs" étaient fréquentes. L’île commence tout juste à se démocratiser, et les minorités à s’exprimer, lorsque le magazine G&L paraît pour la première fois, en 1996 (pour têtu· c'était 1995), année qui marque également la première élection au suffrage universel. C’est le plus vieux magazine LGBT+ du pays, toujours en kiosques aujourd’hui. "À l’époque c’était un peu comme Grindr, il y avait des petites annonces", se souvient Mok. 

Petit à petit, des groupes LGBT+ commencent à se former. "Les mouvements féministes s’entremêlent aux mouvements LGBT+ : les femmes veulent sortir le soir dans la rue en sécurité, les personnes LGBT+ veulent pouvoir sortir en pleine journée sans avoir à attendre la nuit pour se retrouver en cachette. Les deux mouvements évoluaient ensemble", soutient Amy, 40 ans, directrice du développement communautaire à la Taiwan Tongzhi Hotline, association illustre de la cause à Taïwan. C’est en 1998 que l’organisation voit le jour : "Avant ça, on pouvait s’enregistrer d’un point de vue juridique, mais la politique du gouvernement bloquait. Pour s’enregistrer, il fallait s’affirmer publiquement comme homo, ce qui était difficile à l’époque", souligne Chih-Wei, 45 ans, qui travaille pour la Hotline depuis 2001. "Tongzhi", en mandarin, est un terme d’argot pour désigner les homos. Littéralement, il signifie "camarade" (à Taïwan, l'acronyme LGBT+ est relativement peu utilisé, les militant·es jugeant le mot "Tongzhi" tout aussi inclusif). Tandis que Hotline fait référence à leur plateforme d'écoute anonyme, qui répond aux interrogations des personnes LGBT+ et de leurs familles. 

L’année 2003 sera celle de la première Pride, un événement qui réunit à peine plus de 500 participant·es, pour la plupart masqués. Moins de 20 ans plus tard, en 2019, ce seront près de 300.000 personnes qui se joindront aux festivités. Le 17 mai 2019, Taïwan devient le premier pays d’Asie à légaliser le mariage pour les couples de même sexe, alors que la population se prononce encore massivement contre. Un engagement tenu par la présidente Tsai Ing-wen, qui avait fait de cette réforme une de ses promesses de campagne en 2016. Dès 2017, la Cour suprême juge inconstitutionnelle la loi sur le mariage limitant l’union à un homme et une femme, et ordonne au Parlement de légiférer dans un délai de deux ans, faute de quoi les mariages homosexuels seront automatiquement inscrits au registre d’état civil.

Clivage générationnel dans la société taïwanaise

Ron souligne qu’il s’est donc passé moins de vingt ans entre la première Pride et le premier mariage homosexuel sur l'île. "Aux États-Unis, ça a mis près de 60 ans. C’est allé vite, beaucoup trop vite", juge même l’homme qui organise les concerts de la Taiwan Pride depuis 2006. Pour lui, "la société n’était pas prête".  "À 13 ans, j’ai explosé mon forfait téléphonique en appelant la Taiwan Tongzhi Hotline, et mes parents s’en sont rendu compte", raconte Salomé, fraîchement de retour à Taïwan après avoir passé dix ans en France, qui confie avoir passé une adolescence chaotique dans sa famille protestante. Ses parents la punissent de sortie, et elle passe les années qui suivent à "tenter de devenir hétéro". La jeune femme de 29 ans a d'ailleurs échappé de peu à une thérapie de conversion, comme en organise la Zouchu Aiji, une association "de type Manif pour tous""Les mouvements anti-LGBT de Taïwan reprennent souvent la rhétorique française", explique Ying-Chao Kao, chercheur spécialisé dans les mouvements anti-LGBT à l’université de Virginie, aux États-Unis, en montrant le drapeau utilisé lors des rassemblements anti-mariage : le symbole ressemble en effet étrangement à celui de la Manif pour tous. "Leurs soutiens comportent les conservateurs américains et l’extrême droite européenne, qui fournissent de la documentation, de l’argent…" Si les chrétiens ne représentent que 5% de la population taïwanaise, leur influence va bien au-delà.

Derrière cet activisme teinté de religion se dévoile un clivage entre les anciens, qui ont grandi sous le joug de la loi martiale et restent plutôt attachés aux valeurs traditionnelles confucéennes de la famille, et les jeunes générations plus éveillées sur les droits humains. "Ce qui bloque, c’est la famille", observe Ling, 38 ans, qui n’a jamais révélé son homosexualité à ses proches. Chez elle, pas question de religion. "C’est plutôt au niveau de leurs attentes, ils me poussent à me marier. S’ils savaient, je pense qu’ils n’accepteraient pas." 

"Sous la loi martiale, tout ce qui était hors de l’ordre établi était interdit", rappelle Edison, 35 ans. Lui a grandi dans un environnement post-loi martiale dans une famille traditionnelle du sud de Taïwan, et avoue : "Quand j’étais plus jeune, lorsque que je voyais des politiciens se mobiliser pour les droits LGBT+, je les considérais comme des fauteurs de trouble."  "Les droits LGBT+ sont un bon exemple de la façon dont la démocratie mature à Taïwan. Il y a toujours de fortes oppositions, mais on avance", analyse Vic, 27 ans. Le jeune homme est enthousiaste, il vient juste de faire son coming out à son père, qui, malgré des positions très conservatrices, l’a accepté. Il estime que ce sont les différentes expositions aux droits LGBT+ qui l’ont changé et ont eu un impact sur lui. "À Taïwan, l’idéologie prévaut, puis la politique, et enfin la société", reprend Edison, qui ne milite pas particulièrement pour les droits LGBT+ mais s’inscrit dans une démarche plus large de défense de l’environnement et des droits humains. "C’est pour cela que nous avons autant de mouvements et de parades, de mobilisation pour nos droits. C’est une idéologie que l’on pense être bonne pour la société."

Un fort sentiment anti-Chine

"Est-ce qu’en France les associations LGBT+ participent aux mouvements des travailleurs ?" interroge ainsi Chih-wei (en photo d'illustration) tout en préparant une pancarte destinée à la prochaine manifestation de défense des droits des travailleurs migrants. Aux événements en faveurs des droits LGBT+, il n’est pas rare de croiser des organisations de soutien à tout type de cause : l’environnement, les Ouïghours, la démocratie hongkongaise, l’indépendance de Taïwan… L’inverse est vrai aussi. 

"Droit de changer de genre, droit de changer de travail !", clame quelques jours plus tard la Taiwan Tongzhi Hotline aux côtés de migrants venus de toute l’Asie du Sud-Est et d’organisations religieuses… dont Caritas. "C’est aussi une bonne chose que ces groupes chrétiens voient que l’on ne passe pas notre temps à baiser, que l’on se mobilise pour défendre des valeurs communes", soutient Chih-wei. "Le mouvement LGBT+ taïwanais ne se résume pas aux personnes LGBT+. Nous collaborons avec l’association taïwanaise pour les droits humains ou pour les mouvements contre la peine de mort", complète Amy, qui souligne également la solidarité qui s’opère entre les communautés de Taïwan, de Hong Kong et de la Chine continentale. 

"Les droits LGBT+ font désormais partie de l’ADN de Taïwan, l’égalité est une valeur taïwanaise, c’est aussi ce qui nous différencie de la Chine", martèle Vic. Dans un pays où la politique est fortement marquée par le rapport au puissant et menaçant voisin, la cause LGBT+ est petit à petit devenue le fer de lance du Parti démocrate progressiste (DPP) au pouvoir, organisation politique traditionnellement reconnue pour sa ligne dure vis-à-vis de la Chine. En favorisant le développement des droits humains à Taïwan, le DPP combat aussi Pékin sur le plan idéologique. "Il est vrai que si le gouvernement voulait s’attirer les faveurs de la Chine, il n’aurait certainement pas passé la loi sur le mariage", analyse Amy.  À l’inverse, le Kuomintang (KMT), aujourd’hui principal parti d’opposition, privilégie un rapprochement avec la Chine communiste, et la conservation des racines chinoises de Taïwan. Le KMT ne s’oppose toutefois pas radicalement à la cause LGBT+, ses membres privilégiant généralement une approche neutre de la question, en rapport avec un électorat plutôt âgé et conservateur.

Si l’île est gouvernée indépendamment de la Chine depuis 1949, "réunifier" Taïwan, par la force si nécessaire, est un des projets souvent ressassés par le dirigeant chinois Xi Jinping. "La pression chinoise sur Taïwan a eu une sorte de conséquence inattendue sur le développement des droits LGBT+ à Taïwan", remarque Ying-Chao Kao, qui souligne qu’en parallèle, la Chine est marquée par une répression sévère des activités de défense des droits humains ainsi que par l’oppression des minorités. Et Ron d'insister sur le danger : "Si Taïwan s’unifie avec la Chine, les personnes LGBT+ ne pourront plus vivre librement."

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