Abo

magazineCliché or not cliché, pourquoi les lesbiennes emménagent-elles si vite ?

Par Tessa Lanney le 26/04/2023
Les lesbiennes emménagent vite ensemble, et nous avons tenté de comprendre pourquoi !

[Article à retrouver dans le magazine têtu· en kiosques] Souvent objet de plaisanterie, la tendance des lesbiennes à emménager rapidement ensemble n'est pas aussi exagérée qu'il n'y paraît. Témoignages.

“Qu’amène une lesbienne lors du deuxième ­re­ndez-vous ? Ses valises !” Cette blague, bien connue, détient une grande part de vérité. Pour preuve, ça n’a étonné personne dans votre cercle lesbien quand votre copine Alice a annoncé qu’elle emménageait avec Claire deux mois après leur premier date Tinder. “Un soir, Cécile m’a invitée pour un apéro avec des amis. Eux sont repartis, moi jamais, s’amuse Ambre. Elle m’a juste donné un double de ses clés et ça s’est fait comme ça, sans même verbaliser les choses.” Les deux s’étaient rencontrées en militant pour le mariage pour tous, en 2012. “On voulait profiter de cette relation le plus possible, sans se poser trop de questions”, confie Ambre. 

À lire aussi : Découvrez le sommaire du têtu· du printemps

Mais pourquoi ressentons-nous autant le besoin pressant de s’installer ensemble ? Tout porte à croire que le phénomène est international : les lesbiennes américaines s’en amusent aussi et ont un surnom pour ça, les “U-Haul lesbians”, un jeu de mots sur le nom d’une entreprise de déménagement (comme Les Déménageurs bretons). Laurianne avait 21 ans lorsqu’elle a emménagé avec sa copine, de trois ans son aînée. “Ça s’est fait sans vraiment de discussions. Mais comme elle est Ukrainienne, on a pensé : « Si tu restes en France pour nous, ce n’est pas la peine de louer un appartement, autant vivre ensemble. » C’était la meilleure option pour notre couple”, explique-t-elle quatre ans plus tard. À Paris, elles vivent dans 30 m2, sont l’une sur l’autre en permanence, et la situation leur sied parfaitement. “J’ai aussi emménagé rapidement avec mes précédentes copines, sans pression, parce qu’on se sentait bien. Ça allait de soi finalement. Ça permet de se voir, d’être ensemble tout le temps et de pouvoir profiter de l’autre, se souvient Laurianne. Même avec de simples crush, la connexion se faisait très vite, un peu trop peut-être, puisqu’on commençait à vivre en couple tout en se connaissant finalement assez mal.”

Appart, PMA, mariage…

Laura, 29 ans, a toujours procédé de la sorte avant de s’installer avec Maurane, 27 ans : “J’ai toujours été très fusionnelle avec mes ex, mais ça ne s’est pas toujours bien passé. Avant de rencontrer ma copine actuelle, j’ai eu une longue relation, mais aussi beaucoup d’autres qui n’ont pas duré plus de quelques mois et n’étaient pas forcément exclusives. Mais chaque fois, on passait tout notre temps ensemble.” Avec Maurane, elles ont échangé leurs clés au bout d’une semaine, entamé un projet bébé au bout de six mois, emménagé ensemble en moins d’un an, lancé une PMA la deuxième année et se sont mariées la troisième. “Et les jumelles sont nées deux mois après le mariage”, continue-t-elle. Alors on veut bien qu’un mois de relation lesbienne soit égal à un an de couple hétéro, mais tout de même, ça ne traîne pas.

"Ça faisait deux mois qu’on était ensemble et je l’ai demandée en mariage avec une bague achetée au rayon jouets d’un Monoprix."

Pendant le premier confinement, Louise, 22 ans à l’époque, a elle aussi commencé sur les chapeaux de roues et s’est confinée avec Ely, sa “première vraie relation”, qu’elle venait tout juste de rencontrer. “Être 24 heures sur 24 dans le même appart, ça a tout accéléré. C’était ma première meuf, donc c’était très fort, et c’est probablement ce qui m’a poussée à faire un truc de fou en plein confinement, raconte-t-elle. Ça faisait deux mois qu’on était ensemble et je l’ai demandée en mariage avec une bague achetée au rayon jouets d’un Monoprix. Mais une fois de retour à la vie normale, on a fait marche arrière. C’était peut-être un peu précipité !” Les deux femmes emménagent tout de même “officiellement” deux mois après le déconfinement. 

En quête d'un endroit safe

Vivre sous le même toit, c’est aussi “concrétiser son désir de former un couple”, explique la sociologue Sarah Jean-Jacques, spécialiste des questions de genre et de sexualité. Pour elle, s’accrocher à une relation naissante et rapidement partager un lieu de vie permet de se sentir légitime, notamment lorsqu’on a passé sa jeunesse à observer ses meilleures copines batifoler avec leurs premiers mecs, échanger leurs premiers bisous dans les couloirs du lycée quand nos sexualités, à nous, restaient hypothétiques. Et puis, comme elle le rappelle, “l’espace privé incarne une porte de sortie lorsque l’on vit chez ses parents et qu’ils ne sont pas prêts à accueillir notre copine.” En emménageant ensemble, les lesbiennes se créent donc aussi un “refuge accessible”. Comme Séverine et sa meuf, Chloé, qui évitent par exemple les démonstrations d’affection dans la rue. “La maison, c’est un endroit safe où l’on baisse la garde. Dehors, on n’est pas à l’abri de se faire emmerder juste parce qu’on se tient la main”, développe Séverine.

"On se fiche qu’emménager ensemble aussi vite ne paraisse pas dans l’ordre des choses.”

Être lesbienne, c’est aussi évoluer en dehors des rôles sociaux attendus, en dehors du cadre hétéro. “J’ai la sensation que tout est à réinventer en termes de modèle, se réjouit Ambre. Il n’y a pas de règles, on ne se pose pas de questions concernant la bienséance, et l’on se fiche qu’emménager ensemble aussi vite ne paraisse pas dans l’ordre des choses.” “Les lesbiennes ne sont pas des femmes”, conclut d’ailleurs Monique Wittig en 1979 dans son essai La Pensée straight. Selon l’autrice et militante féministe, si les lesbiennes sont, en tant que femmes, touchées par le patriarcat, elles parviennent néanmoins à s’échapper de leur condition imposée en s’épanouissant en dehors de l’hétérosexualité et de l’exploitation domestique.

Mais pour Sarah Jean-Jacques, elles ont tout de même internalisé un certain nombre de normes, de pratiques et de visions transmises par l’éducation des femmes. “On peut penser – parfois à raison – que ne pas avoir pu papillonner plus jeunes nous donnerait envie de rattraper le temps perdu, mais on sous-estime la force de la construction genrée”, souligne-t-elle. Cette socialisation nous inculque notamment la croyance qu’une femme ne peut s’épanouir seule, ce qui peut générer une plus grande dépendance affective. “Le rapport aux relations affectives et amoureuses diffère de celui des couples hétéros ou des couples d’hommes, note la sociologue. Car lors de la socialisation des jeunes filles, les relations sont valorisées. Alors que dans un couple hétéro on trouve deux socialisations différenciées qui vont se confronter, le couple lesbien, lui, a une structure plutôt symétrique, avec deux individus partageant une même construction sociale, le même regard, les mêmes normes intériorisées. Cette vision va donc s’accentuer.” En outre, on nous inculte toute petite la respectabilité du couple. Merci le slutshaming !

Gouines en fusion

Avant d’être avec ma copine, je n’avais jamais été en couple avec une femme, et je n’imaginais pas avoir une relation durable avec un homme, note Marie-Chloé, 23 ans. Ce qui me faisait peur à l’idée d’avoir une copine, c’est que je savais que je serais capable de construire un amour durable, et je ne voulais pas que ça m’arrive tout de suite. Entre nous, on se permet d’être plus vulnérables. Avec les mecs je me mettais une sorte de carapace, je ne me dévoilais pas, alors que ma copine me connaît aujourd’hui par cœur.” “Entre femmes, c’est beaucoup moins tabou de parler de ses sentiments, d’éprouver des choses fortes sans avoir peur de paraître trop attachées”, confirme Laura. Puisque les femmes “sont socialisées en vue de prendre l’autre en charge, de s’en occuper, elles seront plus enclines à se mettre à nue, ce qui crée un fort sentiment de confiance qui peut se révéler artificiel”, abonde Sarah Jean-Jacques.

"L’absence d’enjeux asymétriques de pouvoir crée dans les couples lesbiens un effet loupe, des relations très intenses qui peuvent se consumer rapidement."

Le lien qui se crée très vite entre deux femmes facilite l’aspect fusionnel de la relation. “Partager des choses intimes très vite, ça crée moins de peur de l’engagement”, avance Louise. Un point de vue soutenu et nuancé par Laurianne : “Dans les milieux LGBTQI+, on partage un même terreau féministe, donc on se rejoint sur plein de sujets. Ce qui n’est pas sans risque puisqu’on a tendance à moins se méfier de l’autre, à ne pas envisager ce qui pourrait mal tourner.” Pour Sarah Jean-Jacques, “l’absence d’enjeux asymétriques de pouvoir crée dans les couples lesbiens un effet loupe, des relations très intenses qui peuvent se consumer rapidement.” Mais ce côté passionnel instauré dès le départ peut se casser la figure tout aussi rapidement. Car cet empressement ne permet pas aux deux parties de s’habituer progressivement aux défauts de l’autre. “La relation fusionnelle amène alors à des désaccords, voire à des violences. Ça passe par ne pas pouvoir sortir sans sa partenaire, ne plus exister en dehors du couple”, énumère-t-elle.

Avec sa copine, Louise a d’ailleurs fait le choix de revivre séparément après quelques mois de vie commune : “On avait besoin de connaître ce début de relation, qui n’est pas impactée par le poids du quotidien, précise-t-elle. On a construit nos projets ensemble, on a mixé nos cercles de potes très vite, donc ça va nous faire du bien d’évoluer chacune de notre côté.” Ambre (28 ans) et Cécile (42 ans) sont maintenant ensemble depuis dix ans. “Si l’on n’avait pas emménagé ensemble aussi tôt, on serait sûrement passées à côté l’une de l’autre, confie la première. On venait de milieux sociaux complètement opposés, on avait quatorze ans de différence, des choix de carrière très éloignés… On est toujours folles amoureuses, notamment parce qu’on partage une même vision du monde. On a également vite compris qu’on aurait tout le loisir d’affiner les détails au fur et à mesure de la vie.”

Un juste équilibre du travail domestique

D’ailleurs, si nos couples interrogés ont parfois des désaccords sur le travail domestique, tous affirment avoir trouvé un terrain d’entente. Comme le souligne Sarah Jean-Jacques, “l’asymétrie dans les rôles sociaux peut représenter un frein pour les femmes hétéros : charge mentale, répartition inégale des tâches ménagères, crainte de finir par materner son partenaire. Cette dimension est beaucoup moins présente chez les couples gays et lesbiens.” C’est d’ailleurs ce que confirme l’étude Qui lave le linge sale de la famille ?, menée par les sociologues Michael Stambolis-Ruhstorfer et Martine Gross, publiée en 2021, qui s’intéresse au travail domestique dans les couples homoparentaux et hétéroparentaux en France. On constate que la répartition est plus égalitaire chez les premiers, et que les couples lesbiens ont tendance à partager le travail domestique en fonction des préférences et des compétences.

Bien sûr, les réflexes ont la vie dure. Marie-Chloé, qui a mis du temps avant de prendre conscience de sa bisexualité, a “toujours pensé qu’il y avait des étapes bien définies, qu’il n’était pas possible d’emménager aussi rapidement avec quelqu’un”. Mais nos pratiques lesbiennes sont plus fortes. “Peu importe le regard extérieur, les règles sociales préétablies, lance Ambre. On s’en fout, on fonce, on ne veut pas perdre une seconde.” 

À lire aussi : Dix ans de mariages homos : noces d'étain, noces d’airain !

Crédit photo : Unsplash